Le Maghreb s’émancipe en photo

 Le Maghreb s’émancipe en photo

Crédit photo : Nour Eddine Tilsaghani


Le poète et essayiste marocain Abdelghani Fennane balaye deux siècles de l’histoire de l’Afrique du Nord par le prisme des images. Entre “beau livre” et essai érudit, son ouvrage fera date. 


Ce livre comble un vide immense : décrypter un Maghreb pluriel, projeté comme horizon de pensée et de création à l’aune de la photographie. Jusque-là, des beaux livres existaient, mais la photo y était utilisée pour son esthétique, et non comme un moyen de se réapproprier une part de son histoire. “La photographie est une ‘intruse’ à laquelle résiste la culture du Maghreb. Or cette pratique, sous sa forme artistique et vernaculaire, y existe depuis bientôt deux siècles ”, relève Abdelghani Fennane.


L’ouvrage, qui a nécessité trois ans d’effort et n’a bénéficié du soutien d’aucune institution, donne à voir avec finesse et sensibilité, cette “mémoire du négatif”. Organisé en quatre parties (la photographie ancienne, contemporaine, photographie et autres expressions artistiques, photographie et société), l’opus rassemble un beau panel de chercheurs (Bahéra Oujlakh, Christian Caujolle, Fatma Zrann, Bernard Millet…) pour disséquer les ­enjeux et les inflexions qui ont rythmé cet art.


 


Un rôle militant au service de la révolution


Dans une préface lumineuse, Abdelghani Fennane souligne le déni conféré à la photographie au Maghreb lors de moments historiques, comme “la prédation coloniale” ou “l’avènement d’une conscience nationale photographique qui coïncide avec l’émergence du nationalisme”. Un déni “symptomatique d’une ­réception pétrie de méfiance, de réticence et d’anachronisme”. En cause, notre “culture du secret”, la “politique d’opacité” et la censure des régimes post-indépendance, notre “tradition du voile(ment)”, le conservatisme rétif, la superstition…


Longtemps, la photographie a été accaparée par le pouvoir ­politique (guerres des indépendances au Maroc et en Algérie, le fameux scoop du roi Mohammed V sur la Lune). De fait, elle s’est cantonnée à l’abstraction “pour contourner le débat sur la figuration”. Aujourd’hui, elle a creusé son sillon. Avec un rôle militant, au service de la révolution (les Printemps arabes).


“Je veux démontrer qu’il existe une photographie multiple au ­Maghreb : humaniste, journalistique, plasticienne, amateure, ­politique… En ignorant cette partie de la culture contemporaine ­maghrébine, c’est notre mémoire et notre identité que nous ignorons, tout en continuant à entretenir un rapport ambivalent avec la ­modernité, dont la composante visuelle est inéluctable”, explique Abdelghani Fennane.


Emancipateur, le livre revendique la photo coloniale comme “partie du patrimoine visuel maghrébin” et “dédoublement du regard sur soi par le regard de l’autre”. Des études monographiques sont consacrées à Gabriel Veyre, ami et conseiller du sultan Moulay Abdelaziz, qu’il initia à la photographie, et plus rare, à Gaëtan Gatien de Clérambault, un psychiatre français du début du XXe siècle, qui photographiait jusqu’à l’obsession les tenues traditionnelles féminines (haïk).


 


Un sain droit d’inventaire


La seconde partie se penche sur le questionnement d’artistes contemporains sur leur identité collective et individuelle (Mouna Karray, Hicham Benohoud, Fatima Mazmouz…), de ceux issus de la diaspora (Kader Attia, Zineb Sedira, Bruno Boudjelal, Malik ­Nejmi), ou d’étrangers travaillant sur la photographie du retour comme une trace (Raymond Depardon, Florence Chevallier…). C’est à un sain droit d’inventaire qu’appelle ce livre. Un droit de regard sur soi sans aspérités, dans un monde taraudé par une guerre des images sans merci. 



LA PHOTOGRAPHIE AU MAGHREB, Abdelghani Fennane (dir), éd. Aimances Sud (janvier 2018).


MAGAZINE MARS 2018