Palestine : Fadwa Touqan et autres déflagrations poétiques
Elles brandissent leurs vers et leur verve comme arme de résistance. De la pionnière à aujourd’hui, les artistes palestiniennes nées en Terre sainte ou en exil créent comme on proteste. Plumes et caméras sont les instruments d’un combat politique.
Par Maati Kabbal
Au commencement, la poésie féminine palestinienne a été une affaire d’hommes. Une première génération, marquée par les fractures et les séquelles du mandat britannique et du sionisme conquérant des années 1940, a produit une poésie classique à dominante lyrique et panégyrique. La célébration de la patrie se confondait avec l’hymne à un passé éternel et majestueux. Ses animateurs étaient considérés comme les patriarches savants et éduqués d’une Palestine qui se voudrait moderne. Ces poètes ont pour nom Ibrahim Touqan (1905-1941), Abdelkarim Al-Karmi (1909-1980), connu sous le pseudonyme d’Abou Salma. Mais il revient à Khalil Sakakini (1878-1953) le mérite d’avoir établi un lien entre la création poétique et les conditions politiques et sociales.
Une fleur sortie de la roche
Après l’exode des Palestiniens en 1948, les poètes allaient faire de leur art un outil de rébellion. Parmi ces derniers, on trouve des citoyens arabes israéliens. Après la promulgation du décret de la citoyenneté israélienne, en 1952, est née en 1966 l’École de la résistance poétique. Se trouvent parmi ses membres Mahmoud Darwich (1941-2008), Samih Al-Qassim (1939-2014), Taoufik Ziyad (1929-1994). Une autre structure voit le jour, l’École des poètes de la révolution palestinienne animée entre autres par Abdelkarim Mahmoud, Mahmoud Darwich, Mou’in Bsissou (1926-1984), Azzedine Menasra (1946-2021) et d’autres. Ce dernier est le seul à avoir pris les armes et participé aux combats à l’époque de la guerre du Liban.
L’oeuvre de cette génération éminemment masculine est marquée par le sentiment d’abandon, la nostalgie du pays perdu, ainsi que par le rêve et l’illusion du retour. La percée au milieu de ces grands poètes, tel un éclair, de Fadwa Touqan dans un contexte politique marqué par l’émiettement progressif du pays allait ouvrir une nouvelle page à la poésie féminine palestinienne. Pasionaria antisioniste, elle est née le 1er mars 1917 (l’année de la déclaration Balfour). Elle a connu adolescente la Palestine sous mandat britannique mais également la poussée conquérante du sionisme. Son sentiment d’emprisonnement a été amplifié par l’ambiance familiale étouffante avec un père despotique et une mère soumise. On l’interdit d’école sous prétexte qu’un garçon lui a offert une fleur ! Cette expérience traumatique est évoquée dans le premier tome de son autobiographie Le Rocher et la Peine : “Tu ne sortiras plus que le jour de ta mort / lorsque nous t’emmènerons au cimetière.” Toujours dans son autobiographie, elle écrit : “Mon histoire, c’est l’histoire de la lutte d’une graine aux prises avec la terre rocailleuse et dure. C’est l’histoire d’un combat contre la sécheresse et la roche.”
C’est son frère Ibrahim Touqan, poète reconnu qui mit un terme à cette situation en l’arrachant à l’emprise du père et du frère aîné. Ibrahim l’initia à la lecture et à l’écriture. A l’époque, une femme poétesse dans une société patriarcale était déjà une révolution en soi. Au début, la poésie de Fadwa Touqan versait dans l’élégiaque, l’angoisse, l’amour, la solitude… avant d’aborder des thèmes nationalistes (peuple, révolution, espoir et saccage de la terre, armes…), après la guerre des Six-Jours de 1967 et l’occupation de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. Son style est porté par une métaphore épurée et sobre. Naplouse, sa ville natale, comme les autres villes, s’insurge en armant les bras “des enfants des pierres”, écrit-elle dans Les Martyrs de l’Intifada : “Ils sont morts / Debout astres scintillants / Embrassant la vie sur la bouche / Regarde-les au loin / enlacer la mort pour exister encore.”
Un phare pour les jeunes Palestiniens
Touqan, la poétesse de la Palestine, était reconnue et appréciée par des hommes d’Etat et de hauts responsables tels Anouar El-Sadate, Yasser Arafat ou Moshe Dayan, qui voulait parler avec elle poésie. Elle mourut à Naplouse en 2003, sans jamais voir se concrétiser son rêve d’assister à la naissance d’un Etat palestinien et l’avènement d’une paix durable.
Peu de rues en Europe portent le nom de poètes, romanciers ou personnalités palestiniennes. Aux côtés de Mahmoud Darwich, gratifié d’une place située dans le quartier de la Monnaie du VIe arrondissement de Paris, Fadwa Touqan est la seule femme palestinienne dont une rue, à Rezé, commune de Loire-Atlantique, porte le nom. Une reconnaissance tardive, néanmoins méritée.
Fadwa Touqan a balisé des chemins avec bifurcation, notamment pour les jeunes issus de la génération post-Intifada. Des femmes (lire dans le reste de notre dossier, ndlr) qui se sont construites dans et par l’exil, l’altérité, le déracinement, l’étrangeté, l’arrachement au pays natal. Leur poésie s’illustre par une expression protéiforme du combat, dans laquelle interviennent la mémoire, les images, les fragments du collage et du dessin afin de reconstituer la mosaïque de l’identité palestinienne.
En vers et contre tout
De nouvelles voix palestiniennes, artistes polymorphes émergées dans le sillage de Fadwa Touqan, parviennent aujourd’hui à diffuser leurs oeuvres grâce notamment au numérique, bien au-delà des frontières de leur pays d’origine, et donc à sensibiliser un public international
On peut aisément parler de poétesses, cinéastes, vidéastes, photographes, productrices… l’espace du poème, devenant ainsi un laboratoire d’expériences expressives. Le Ciné Poème et le documentaire des instruments d’anamnèse. Toutes ont pour traits communs de manier plusieurs langues, d’avoir décroché bon nombre de diplômes dans de prestigieuses universités américaines ou britanniques, de maîtriser les nouvelles technologies de l’information, d’enseigner dans les grandes écoles, etc. Le digital et le numérique, enjeu majeur de la transmission de leur culture, leur ont permis de faire circuler leurs textes dans tout le monde arabe et occidental. Le site Electronic Intifada est à cet égard un outil privilégié. Nawa Art, créé et animé par Bassima Takrouri, joue également un rôle fédérateur. Les festivals, tel Pal Fest, ou le groupement des Poéticiens, sont un vecteur culturel important. Certaines de ces femmes sont nées hors de la Palestine, d’autres y ont vu le jour avant que leur famille ne prenne le chemin de l’exil. Sur les bancs de l’université, cette génération s’est ouverte à d’autres horizons comme la poésie et d’autres disciplines.
“L’étroite bande qui engloutit les coeurs”
Parmi les noms les plus saillants de ces poétesses artistes, citons Dima Khatib. Née à Damas en 1971, celle qui est aussi journaliste, blogueuse, écrivaine et traductrice est actuellement la seule femme à la direction du groupe Al Jazeera et l’une des rares leaders dans la sphère médiatique arabe. Polyglotte, elle ne maîtrise pas moins de huit langues.
Membre du groupe des Poéticiens, Farah Shamma, née à Sharjah en 1994 de parents originaires de Naplouse, parle six langues et présente des spectacles sous forme de performances poétiques. Ses thèmes portent surtout sur son pays, qui “ne cesse de grandir” et qu’elle voit dans “tout ce qui est mort et qui reste vivant en nous”.
Née à Haïti dans une famille de Bethléem, la Franco-Américaine Nathalie Handal est l’auteure de Poet in Andalucia (2012) et Love and Strange Horses (2010), qui a reçu la Médaille d’or de l’Independent Publisher Book en 2011 et la mention honorable au Salon du livre de San Francisco et de Nouvelle-Angleterre. Elle évoque Gaza comme “une étroite bande où des trous noirs engloutissent les coeurs” et dont les habitants disent : “Je suis mort avant de vivre.”
Activiste féministe, journaliste et poétesse originaire de Gaza, Dunia Al-Amal Ismail lutte et s’engage pour les droits de l’homme et de la femme dans le territoire où elle a vu le jour et ailleurs. Elle est l’auteur de “A Moment of Mourning”, publié dans le recueil The Poetry of Arab Women : A Contemporary Anthology.
Ayant vu le jour à à Damas, de parents palestiniens, Raja Ghanem vit aujourd’hui à Ramleh, une ville palestinienne en Israël. Nombre de ses poèmes ont paru dans des revues littéraires. Elle est l’auteure de Sayyidat al-bayad (La femme de la blancheur), et a publié récemment un recueil, Sur le rire, la guitare orange et la guerre, un texte tout en déflagration qui revient sur la notion de refuge, le grand incendie humain, l’enfer, les cadavres réconciliés avec la guerre et l’amour.
À l’origine d’une polémique
Jehan Bseiso, poétesse palestinienne, chercheuse et vice-présidente de Médecins sans frontières. Membre des Poéticiens, elle prépare une anthologie signée par des réfugiés sous l’intitulé La Fabrique des miroirs. “Les rues sont pleines de notre sang”, disent ses vers.
Bassima Takrouri, poétesse et traductrice, vit à Ottawa. Elle a créé la fondation Nawa Art qui se fixe comme objectif la diffusion de la littérature et des arts arabes et palestiniens au Canada. Elle est l’auteure de deux romans et trois livres pour enfants.
Shuruq Harb, artiste et réalisatrice travaillant à Ramallah. La culture visuelle est son domaine. Son long-métrage Eléphant blanc a obtenu le prix du meilleur film au festival Cinéma du réel à Paris en 2018.
Dalia Taha poétesse, mais également dramaturge. Ses pièces ont été présentées aux théâtres Drury Lane et au Globe, à Londres. Elle enseigne actuellement à l’université de Birzeit (Cisjordanie) et fait “tous les jours des rêves cauchemardesques”.
Et pour clore cette liste forcément non exhaustive, une auteure, et non des moindres, Adania Shibli, finaliste du Booker Price 2021. Née en Palestine en 1974, elle est l’auteure de nouvelles, de pièces de théâtre et d’essais en langue arabe. Au dernier Salon du livre de Francfort, son roman Un détail mineur (Actes Sud) a été à l’origine d’une polémique âpre, à la suite des pressions des organisateurs pour la priver du prix LiBeraturpreis qui devait lui être remis.
Caméra au poing
Sisyphienne, la Nakba a fortement impacté le cinéma et la fabrique de ses images. Elle a rendu difficile leur collecte, leur archivage et leur exploitation technique. Les réalisateurs, chercheurs et historiens du cinéma ont buté contre cette difficulté pour reconstituer le passé et documenter la société. S’y ajoutent celles financières et la situation explosive provoquée en permanence par Israël. Cela condamne les cinéastes à devenir des « voleurs d’images ». Il a fallu aux femmes du temps, l’exil, des études cinématographiques, le montage d’un réseau de sympathisants et de soutien pour atteindre un cinéma plus professionnel et diffusé auprès d’un large public dans les festivals en Europe, en Amérique et dans le monde arabe.
Ainsi, le public a pu voir et apprécier les films de Liana Badr (Fadwa, dédié à Fadwa Touqan), de Lina Bokhary, de Nada Al-Yassir (4 Songs for Palestine), de Mais Darwazah (My Love Awaits Me by the Sea), de Rehab Nazzal (Vibrations de Gaza) ou encore Annemarie Jacir, habituée du Festival de Cannes, notamment pour son premier long-métrage Le sel de la mer, en 2008. Son dernier film (La Théorie de l’oubli) sortira prochainement.
Impossible de ne pas mentionner le tout récent Bye bye Tibériade de Lina Soualem qui thématise la Nakba en montrant la branche palestinienne de la famille de la réalisatrice, dont la mère est la comédienne Hiam Abbass. Aux côtés de ces cinéastes, il faudra compter avec le travail d’artistes telles Fatima Shbair, Raeda Saadeh et bien d’autres. L’objectif étant la décolonisation de la photo documentaire et la saisie d’une autre réalité, qui se situe aux antipodes des clichés exotiques et misérabilistes. Ainsi la performeuse Raeda Saadeh utilise beaucoup son corps comme sujet principal de ses oeuvres. Pour elle, la femme est en état d’occupation, qu’elle se trouve en Palestine ou ailleurs.
Intifada des images
Dans cette posture où la parole poétique se fait image et vice versa, c’est toute la culture palestinienne qui se trouve irradiée par le souffle de la révolte, de la rage et de l’indignation. L’acte de créer au féminin colle à la peau des poètes, romancières, dramaturges, photographes et vidéastes. Ce sont des touche-à-tout en plusieurs langues et plusieurs genres. C’est comme si une seule langue ne suffisait pas pour dire une Nakba à répétition, dont celle de Gaza aujourd’hui est le dernier épisode.
Dossier du mois : « Palestiniennes, pasionarias malgré elles »