Ostentation et archaïsme : des dérives de la communication politique

 Ostentation et archaïsme : des dérives de la communication politique

A l’issue de l’annonce hier 11 octobre de la composition du gouvernement Najla Bouden, le président de la République Kais Saïed s’est livré à une allocution sous forme de déclaration d’intention de politique générale de près de 35 minutes. Une tirade qui s’est rapidement mue en attaque en règle contre ses adversaires politiques, faisant retomber la communication présidentielle dans ses travers habituels.

Cette fois, le chef de l’Etat a plaidé l’argument de la mémoire collective pour rafraîchir la mémoire de l’opinion publique en brandissant une dizaine de pancartes au format A5, des photographies illustrant le désordre qui a régné ces derniers mois à l’Assemblée des représentants du peuple. Censé placarder le cirque parlementaire, ce geste bénéficie-t-il du recul historique nécessaire pour en faire un réel travail de mémoire ?

« Ils ont oublié le sang au Palais du Bardo ! Ils ont oublié ce qui s’est passé pendant ces deux dernières années sans qu’ils ne réalisent quoi que ce soit hormis adopter quelques conventions […]. Regardez bien ces photos, j’aimerais que les photographes les voient ! […] La violence, le sang et insultes au sein du Parlement… », a-t-il martelé.

 

Obsolescence picturale

Sur le plan de la forme d’abord, le procédé scénique désuet consistant en la pancarte cartonnée tenue à bout de bras, à l’ère de la digitalisation et du tout numérique, est davantage l’apanage des régimes populistes que des leaders démocrates.

En juin 2019, le président Donald Trump avait surpris l’audience en sortant en plein meeting avec le Prince Ben Salmane des pancartes A5 montrant un arsenal qu’il était désireux de vendre, contre l’avis du Congrès américain. Le président populiste avait alors été tourné en dérision pour ce procédé considéré comme abrupte et racoleur.

En 2009, le monde se souvient de la visite en Italie de Mouammar Kadhafi où ce dernier avait arboré une photo accrochée à son uniforme montrant un héros de la résistance libyenne. Là aussi ce fut considéré comme un acte de provocation à l’égard de son hôte.

Ce n’est pas la première fois que le président Saïed recourt à ce type de procédé ostentatoire. Ainsi il aime à montrer à ses invités un exemplaire d’un journal de 1959, en guise d’illustration via les gros titres de l’époque de la ferveur populaire à l’égard de la première Constitution post indépendance du pays.

En septembre dernier, il avait également fait encadrer une peinture illustrant la genèse de la Constitution US, pour la montrer via des employés du Palais la portant des encadrés à bout de bras, à des sénateurs américains venus discuter de ses mesures d’exception, sans qu’on ne comprenne l’utilité d’une telle démonstration.

En avril dernier, Saïed avait fait imprimer des passages des deux Constitutions tunisiennes de 1959 et 2014 afin de les brandir devant un parterre d’officiers lors de son discours et appuyer l’interprétation selon laquelle il s’autoproclame chef suprême de toutes les forces armées, à la faveur d’une rhétorique du raisonnement circulaire.

Dans le bureau présidentiel, Saïed a par ailleurs progressivement rompu avec la sobriété des lieux en ajoutant autour de lui au fur et à mesure de son mandat des photographies agrandies de ses déplacements en région, avec le souci affiché d’instruire le narratif du président des démunis.

 

Une pratique contre-productive

Les photographies du Parlement exposées par le président Saïed ont-elles produit l’effet escompté ? Rien n’est moins sûr : non seulement les Tunisiens connaissent par cœur ces évènements, elles restent relativement « soft » comparées aux violences et aux cirques parlementaires de démocraties établies ou en devenir telles que les rixes régulières dans le Parlement turque, les bagarres générales du Parlement ukrainien, les blessés dans le Parlement de Hong-Kong, mais aussi au Japon, ou encore des scènes similaires chez le voisin algérien.

Le président Saïed s’adressait donc probablement davantage à l’opinion internationale avec ces photos. Pour autant, cette « preuve par l’image » suffit-elle à justifier la suspension de la Constitution et le fait qu’il se soit octroyé les pleins pouvoirs sans aucun plafond temporel ?

La fonction présidentielle pâtit en l’occurrence d’un étrange et trivial rituel où l’auteur de la prise à témoin donne immanquablement à son auditoire l’impression de devoir se justifier de ses actes, en stigmatisant les actes d’autrui. D’autant que l’occasion, la prestation de serment des nouveaux ministres, n’est pas des plus opportunes. En clair, il s’agit à en croire Carthage de corriger le mal, celui d’un désordre occasionnel, par un autre mal : celui de la sortie permanente de la démocratie parlementaire.