Opinion. Tunisie : Faut-il hiérarchiser les populismes ?
Un populisme vaut-il mieux qu’un autre ? La question se pose en Tunisie où se dessinent les contours du nouveau paysage politique dominé par un triptyque de grands pôles idéologiques.
Il existe en effet dans la Tunisie d’aujourd’hui au moins trois, voire quatre, grands populismes dont on peut être certain désormais qu’ils s’installent dans la durée : celui d’abord incarné par la présidence de la République de Kais Saïed que l’on pourrait qualifier de populisme puritaniste, qui jouit depuis fin 2019 du plus grand réservoir de voix, relativement intact à en croire de récents sondages.
Celui ensuite personnifié en l’égérie de la nostalgie de l’ancien régime, Abir Moussi, qui représente la principale force émergente à la percée fulgurante ces derniers mois. Celui en net déclin de l’islam politique, Ennahdha ayant épuisé en 10 années de révolution les possibilités d’alliances politiques, parti usé à l’exercice du pouvoir. Celui enfin du charity business incarné par Nabil Karoui qui attend toujours sa libération de prison.
Le décor est planté en vue de campagnes électorales précoces
Trois de ces forces fondamentalement réactionnaires ont en commun le fait de s’être illustrées tour à tour récemment dans la rue, dans ce qui s’apparente non pas à des manifestations à proprement parler mais davantage à des démonstrations de force permettant de se jauger les uns les autres, les trois étant à des degrés divers déjà au pouvoir.
Sans réelle justification ou circonstance particulière, le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi a lancé ce qu’il appelle la « révolution des lumières », sorte de contre révolution répondant à ce que le parti qualifie d’obscurantisme des Frères musulmans : au mépris des mesures sanitaires, ses troupes ont rassemblé des milliers de personnes à Sousse. Ce à quoi Ennahdha a répondu par son propre rassemblement populaire samedi dernier, Avenue Mohamed V, autoproclamé historique et qualifié par les cadres du parti de « plus grande marche depuis la révolution ». Ennahdha entendait également répondre au président Kais Saïed qui aime à parler au nom du peuple et dont le slogan « Le peuple exige » a été détourné par ce rassemblement.
Si en apparence tout sépare un Kais Saïed d’une Abir Moussi, les deux personnages ont quant à eux en commun leur goût pour les irruptions là où on ne les attend pas, dans des tentatives similaires d’intimidation et de déstabilisation de leurs l’adversaires politiques, via la confiscation d’espaces publiques. Moussi pratique cette ancestrale tradition fasciste quasi quotidiennement en interrompant les séances plénières au Parlement, tandis que Kais Saïed l’exerce lui aussi régulièrement dans la rue mais aussi chaque vendredi où il a décidé de se rendre dans une mosquée différente. Un confusionnisme qui signale le retour au mélange des genres en Tunisie entre le politique et le religieux, quoi qu’en disent les défenseurs du désintéressement du président.
Dernière prière en date à caractère tant politique que provocateur, celle de vendredi dernier où allant prier dans une mosquée de la Kasbah, la volonté de Saïed était claire d’être physiquement à quelques encablures du siège du gouvernement, avec tout ce que cela implique de logistique sécuritaire assurée par la garde présidentielle. Signe de la paradoxale détestation que vouent les régimes populistes à leurs propres concitoyens, ces prières ont donné lieu à des altercations entre le président et des fidèles.
Populisme puritain VS populisme mafieux
De cette tragique reconfiguration néo-populiste du pays est née ici et là une réflexion décomplexée dans la presse nationale selon laquelle le populisme puritain de l’ordre moral tel qu’incarné par Kais Saïed serait au final préférable à celui, mafieux, incarné par le « cartel » Karoui qui s’était hissé au second tour de la présidentielle de 2019.
Principal argument de ce positionnement à l’apparence défendable : contrairement aux dérives de corruption et de clientélisme inhérentes à une kleptocratie, le populisme de Kais Saïed bien qu’archaïque et rigide ne serait en rien nuisible pour le pays, ses dérives relevant tout au plus de maladresses formelles partant d’un bon sentiment.
Ce sophisme constitue en réalité une défaite de la pensée, lorsqu’une année après l’élection d’un président que l’on découvre d’une autre époque, nous en sommes réduits à une rhétorique du moindre mal, celle qui s’évertue à établir une hiérarchie du moins mauvais populisme pour le pays.
Hier encore, en recevant lundi le président du Conseil supérieur de la magistrature, le président Saïed a gratifié les Tunisiens de la même rengaine complotiste des forces du Bien contre celles du Mal, en vociférant le même refrain inquisitoire des « imposteurs » qui le diffament dans l’affaire des vaccins dont il est clair pourtant que le Palais de Carthage a dissimulé l’existence.
Ces saillies verbales manichéennes sont érigées en système de gouvernance : invariablement, le président profite de chaque visite pour se livrer debout face à son hôte à toutes sortes de hors sujets d’actualité, au point que les invités du Palais se demandent probablement ce qu’ils font là. Comme dans la rocambolesque affaire de la fantasmée tentative d’empoisonnement, la présidence de la République se réfugie dans le déni et la victimisation.
Qu’il dilapide l’argent public en multipliant les cortèges présidentiels chaque vendredi de prière collective, qu’il fasse perdre un temps précieux au contribuable en calligraphiant à la plume des parchemins en guise de correspondances officielles à l’ère du numérique où les chefs d’Etat n’ont aucune minute à perdre, ou encore qu’il réduise sa mission à une perpétuelle joute déclamatoire belliqueuse, il ne semble guère évident qu’un mandat présidentiel populiste soit préférable à un mandat de type mafieux.
Chacun à sa façon, les deux sont tout aussi destructeurs pour les nations. La pureté idéelle anti corruption reste un slogan susceptible de provoquer un temps l’admiration béate de ceux dont le système de pensée est tout aussi pétri de religion, incapables de concevoir les méfaits de la démagogie liée au signalement de vertu. L’enfer de tout projet de dictature est pavé de bonnes intentions.