Opinion. Tunisie : Face à la crise, l’indigence du discours présidentiel
A mesure que le pays s’enlise dans une crise complexe, aux multiples ramifications politiques, économiques et sociales, le président de la République Kais Saïed semble invariablement appliquer un même discours simpliste, un populisme souvent grossier qui fait de Carthage une partie du problème.
« Pour une personne qui aime la culture, écouter parler Donald Trump est une épreuve. Le discours du 45e président des États-Unis se caractérise, écrit François-Emmanuël Boucher dans Le trumpisme (éditions PUL, 2020), par « le refus radical des nuances, l’humiliation totale des adversaires, le rejet de la moindre forme d’intellectualisme ». C’est en ces termes que Boucher tentait d’expliquer la dimension autiste, rigide et bornée du discours du président américain sortant.
La même analyse pourrait être valide s’agissant du discours du président tunisien, à une différence près : le schéma argumentatif typique de Kais Saïed n’est pas un rejet de tout intellectualisme, mais plutôt un faux intellectualisme, une éloquence linguistique qui n’a d’égal que la vacuité du propos et la démagogie des postures.
La peur constante du coup d’Etat
En recevant mardi une délégation de parlementaires victimes de violences, venus requérir un arbitrage, Saïed aura au final tout fait sauf arbitrer. Nous étions en effet en droit de s’attendre à ce que le chef de l’Etat assume son rôle constitutionnel de garant des institutions. Mais au lieu d’invoquer une forme de sagesse présidentielle à-même de calmer les esprits, le président a versé dans un discours partial, incendiaire et vengeur, qui se veut « révolutionnaire ».
« Il existe des forces contre-révolutionnaires qui œuvrent depuis 2011 à faire échouer les demandes du peuple tunisien […] il est hors de question de négocier avec ces criminels qui ont fait alliance avec des traîtres à la nation […] le jour viendra où nous dévoilerons tous ces complots », a-t-il pesté à gorge déployée, jusqu’à en perdre la voix.
En recevant quelques jours plus tôt le chef du gouvernement Hichem Mechichi, même montée dans les décibels de la bouche d’un président constamment furieux et fébrile, même tonalité pontifiante et menaçante, et surtout même cheminement de la pensée, structurellement conspirationniste, que l’on peut résumer comme suit, quels que soient les hôtes et les circonstances :
« Il existe des comploteurs dans les chambres obscures > je suis au fait de leurs plans > je les démasquerai un jour ». Un leitmotiv sous forme de rengaine en trois temps qui s’est mué en mode de gouvernance. Il y entretient une paranoïa chronique, que l’on connaît bien sous d’autres cieux, notamment au sein des régimes dictatoriaux qui n’existe qu’en cultivant ce type d’angoisse permanente du putsch et de la main invisible dont on ne sait jamais vraiment à qui elle appartient.
Une rhétorique donquichottise, redondante et obsolète
10 ans après la révolution de la dignité, le président Saïed est le seul acteur politique d’envergure à recourir au jargon révolutionnaire du « eux » contre « nous », du Bien contre le Mal, qui au-delà de son manichéisme primitif est tombé en obsolescence ces dernières années.
2020 n’étant pas 2013, les solutions qu’il tente d’appliquer à la crise actuelle sont non seulement utopistes, mais semblent accuser un train de retard. Parmi elles, les vains efforts que la présidence de la République met en œuvre pour tenter de rapatrier les bien mal acquis de l’ancien régime de Ben Ali, en créant une commission au Palais de Carthage chargée de cette mission extrêmement complexe.
Car malgré toutes les prérogatives dont jouissait son mandat entre 2014 et 2018, l’Instance Vérité et Dignité avait échoué à rapatrier ne serait-ce qu’une fraction dérisoire de cet argent. Instaurer aujourd’hui une entité chargée de cette tâche remise à plat, c’est postuler que cet argent est toujours récupérable dans les paradis fiscaux où il se trouve, ou fantasmer sur le fait qu’il n’a pas été dépensé dans les pays qui acceptent encore de coopérer avec la Tunisie dans ce dossier.
Une présidence facebookienne
Autre activité favorite du Palais : venir en aide à toutes sortes d’internautes ordinaires, autoproclamés lanceurs d’alerte de corruption. Dernier cas en date, celui de Nawel Mahmoudi, fonctionnaire du port de Sousse se disant tantôt victime d’une cabale, tantôt de tentatives d’empoisonnement et de meurtre, après qu’elle ait révélé un présumé dossier d’importation de céréales contaminées.
Malgré l’intervention du parquet et d’une procédure judiciaire en cours, le président Saïed, dont les conseillers suivent décidément de près les réseaux sociaux, aurait tenu, comme dans d’autres dossiers similaires, à fournir une protection sécuritaire rapprochée à la vidéo blogueuse prolifique.
Pourquoi pas, pourrait-on déduire, mais en l’absence d’une enquête approfondie qui inclut un profile psychologique précis de ces lanceurs d’alerte souvent épris d’attention publique, la démarche présidentielle apparaît comme précipitée, régie par un zèle problématique car coûteux pour l’Etat.
Si le populisme de Saïed part d’un bon sentiment, l’enfer est pavé de bonnes intentions : en endossant le costume du défenseur de la veuve et de l’orphelin, cet universitaire novice en politique, élu à la magistrature suprême de façon quelque peu fortuite, pourrait bien faire perdre un temps précieux au pays dans sa quête d’une sortie de crise post Covid-19.
Car là où d’autres populistes en Amérique latine et dans les pays du Golfe ont pu pratiquer un tiers-mondisme à la faveur duquel ils ont nationalisé des ressources énergétiques et permis une certaine prospérité même éphémère, la Tunisie, pays limité en ressources naturelles, n’a peut-être pas les moyens des postures angéliques de son actuel leader.