Opinion. Quand le Palais de Carthage se mue en mausolée
En se rendant à Gabès au lendemain d’un incident industriel pour en constater les dégâts, le président Kais Saïed s’est livré à une bien étrange visite sur le plan protocolaire : au programme, honneurs militaires auto-octroyés et prière dans une mosquée sur les terres de son principal adversaire politique.
Cinq personnes sont décédées et une autre a été grièvement blessée, samedi, dans un important incendie provoqué par l’explosion d’une citerne d’asphalte à l’intérieur d’une usine située dans la zone industrielle de Gabès, au sud-est de la Tunisie. Au regard de la gravité du bilan de cet accident, on pouvait penser que la présidence de la République s’en tiendrait aux solennités d’usage en de pareilles circonstances.
Mais il n’en fut rien : on comprend rapidement que le déplacement présidentiel va revêtir un caractère éminemment politique, lorsque le chef de l’Etat se contente d’une brève escale sur les lieux de la zone sinistrée, pour élargir le périmètre de sa visite et surtout tenter de marquer des points politiques.
Les prémices d’une préoccupante mégalomanie
Première entorse inédite au protocole qui n’a pas manqué d’interpeler divers commentateurs, l’imposant et coûteux contingent qui a accompagné le président de la République sur un avion-cargo de l’armée de l’air, constitué notamment de la fanfare militaire. Il est en effet surprenant que lors d’un déplacement à l’intérieur du pays, les honneurs militaires soient rendus au président, ce cérémonial ayant lieu en règle générale à l’occasion du départ ou du retour du président d’une visite officielle à l’étranger.
Une fois au siège du gouvernorat de Gabès, Kais Saïed a ensuite réitéré le même discours obsessionnel et abscons que l’on connait, formulant toutes sortes d’accusations contre de mystérieux « traîtres » et « collabos », sorte de système invisible qui empêcherait le développement du pays. « Si le pays était gouverné par un régime présidentiel, la situation n’aurait jamais atteint ce niveau de délabrement », a-t-il conclu, à propos d’un pays pourtant régi par un régime présidentiel pendant près de 60 ans.
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« Le président de la République se voit comme détenteur de la vérité absolue. Il n’existe aucune place dans sa rhétorique pour le moindre relativisme », écrivait quelques jours auparavant l’analyste Adnane Belhajamor à propos du goût du président pour l’affichage ostentatoire de la vertu.
La publication par la page officielle de la présidence de la République de plusieurs photos mettant en scène le président en train de prier divise les Tunisiens entre admirateurs de sa droiture morale et détracteurs d’une bigoterie qu’ils considèrent dangereuse
La prière comme arme politico-tribale
Dernière étape de cette journée de dimanche, parmi les 13 délégations que compte le gouvernorat de Gabès, le président Saïed va choisir El Hamma pour s’y arrêter. Tout le monde aura compris que ce choix, loin d’être fortuit, se base essentiellement sur le fait qu’il s’agit là de la ville natale de Rached Ghannouchi, en sus d’être l’un des chaudrons sociaux de la région.
C’est précisément là que le chef de l’Etat va s’adonner à l’une de ses mises en scènes favorites : la désormais traditionnelle séance photo de lui en train de prier à la mosquée, un exercice dont il ne se contente donc plus tous les vendredis.
Ce n’est pas la première fois que le président Saïed instrumentalise ainsi l’acte de la prière dans le cadre d’une conception visiblement territoriale et belliqueuse du culte. Il y a quelques semaines, il avait déplacé son imposant cortège sécuritaire pour faire la prière dans une mosquée de la Kasbah, à quelques encâblures du siège du gouvernorat, sorte de provocation délibérée faite à l’endroit de Hichem Mechichi avec lequel il cohabite au sein de l’exécutif.
Même scénario de conquête symbolique une semaine plus tôt dans l’un des fiefs d’Ennahdha dans le quartier populaire d’Ettadhamen où sa présence à la mosquée avait déclenché une altercation avec un militant du parti islamiste. Pour la première fois de son histoire moderne, la Tunisie entre dans une ère où le chef de l’exécutif réquisitionne de façon hebdomadaire les lieux de culte, là où tous ses prédécesseurs ne s’y rendaient qu’à l’occasion des fêtes religieuses.
Au moment où le pays fait face à sa plus grave crise économique depuis l’indépendance et entame à peine une campagne de vaccination contre le Coronavirus qui ne concerne que quelques centaines de citoyens, la présidence de la République, devenue une espèce de mausolée vertueux, a franchi un nouveau palier en matière d’utilisation des fonds publics à des fins strictement populistes.