« On ne dit pas la vérité aux Tunisiens au sujet de la planche à billets »

 « On ne dit pas la vérité aux Tunisiens au sujet de la planche à billets »

Ezzeddine Saidane

Ezzedine Saidane est ancien vice-président de la Banque internationale arabe de Tunisie (Biat) et ancien directeur général de la filiale de l’Arab Banking Corp. Il est aujourd’hui consultant et expert financier.

Un cadre supérieur de la Banque centrale a récemment réitéré le fait que la BCT n’a jamais eu recours à la planche à billets. Que peut-on penser d’une telle déclaration ? 

C’est simplement incroyable. La planche à billets fonctionne à plein régime en Tunisie depuis décembre 2020. Mais le rythme s’est beaucoup accéléré en 2022 et encore plus en 2023. On continue à vous dire que la BCT n’imprime pas de billets de banque. Ce qui est vrai puisque nos billets de banque sont imprimés à l’étranger. Mais aujourd’hui lorsqu’on parle de planche à billets on ne parle plus d’impression physique de billets de banque avec une imprimerie, du papier et de l’encre. Ça c’est de l’histoire. Aujourd’hui le monde entier comprend (sauf ceux qui ne veulent pas comprendre) que la planche à billets veut dire tout financement du déficit du budget de l’État par la Banque Centrale de manière directe ou indirectement à travers les banques. Certains continuent à vouloir rester confortablement dans le déni, la fuite en avant et parfois même le mensonge.

 

Pourquoi alors ne pas dire toute la vérité à ce sujet ? 

On nie quand on n’a pas le courage de dire la vérité. Ne pas dire la vérité use votre force à trouver des subterfuges, des arguments fallacieux et vous pousse au déni. Ne pas dire la vérité vous empêche de trouver et de mettre en œuvre les bonnes solutions. Ne pas dire la vérité vous pousse à une fuite en avant et aboutit toujours à aggraver la situation puisque cela permet de reporter indéfiniment les réformes. Pourquoi voulez-vous que l’État engage les réformes nécessaires, aussi difficiles soient-elles, si l’argent continue de couler à flots. Un rappel rapide de quelques chiffres : en 2023 l’État se permet d’augmenter son budget de plus de 22% en une seule année dans un pays qui souffre de difficultés économiques, financières et sociales sans précédent. Un budget qui augmente de plus de 22% et qui représente désormais près de 45% du PIB sans aucune efficacité économique et avec un maigre budget d’investissement qui en plus ne se réalise pas. Un budget de 70 milliards de dinars (chiffres provisoires en attendant la loi des finances complémentaire) qui prévoit un recours au financement local de près de 10 milliards de dinars, alors que nous savons tous que la capacité du système bancaire et financier local, déjà dangereusement exposé et engagé avec l’État et les entreprises publiques, ne dépasse guère 2 à 3 milliards de dinars par an. D’où peut venir la différence? Eh bien comme d’habitude de la planche à billets. Mais bien évidemment pour rester dans le déni et la fuite en avant il faut bien présenter les choses. On ne l’appellera pas planche à billets. On ne l’appellera pas non plus financement du déficit budgétaire.

 

Qu’en est-il de l’Open market et des appels d’offres ?

Ces techniques sont à la disposition des banques centrales pour gérer et réguler l’offre de monnaie ou la masse monétaire. L’open market permet à une banque centrale d’acheter des bons de trésor (dette de l’état) pour injecter des liquidités lorsque l’économie en a besoin. Elle lui permet de vendre des bons de trésor lorsqu’elle considère qu’il y a un excédent de liquidités et qu’il y a donc un risque de pression inflationniste. Mais en Tunisie la BCT ne fait qu’acheter les bons de trésor, et en plus le jour même de leur souscription par les banques. Planche à billets pure et dure ! L’appel d’offres sert exactement le même objectif : injecter des liquidités en dinar pour financer les souscriptions par les banque de bons de trésor. Mais cela n’a rien d’un appel d’offres, c’est de la planche à billets pure et dure. Cela permet de dissimuler la réalité des choses. Tout cela se résume en un seul chiffre publié tous les jours par la BCT. Ce chiffre s’appelle « Volume global du refinancement ». Je vous invite à consulter la page de la BCT (bct.gov.tn) et à appuyer sur « + d’info ». Le tableau vous donne la comparaison avec J-1 et n-1 (même jour de l’année précédente). Les différences que vous allez voir c’est bien de la planche à billets. En 2022 le recours à la planche à billets s’est élevé à environ 5 milliards de dinars. Depuis le début de cette année on en est à environ 4 milliards de dinars. Le bilan de la BCT vous montre aussi un prêt direct de la BCT à l’État de 2,810 milliards de dinars sur 5 ans sans intérêts. Ce prêt était autorisé dans le cadre de la loi des finances complémentaire de 2020. Planche à billets pure et dure. Je vous invite aussi à consulter les rapports récents du FMI, de la Banque mondiale, des agences de notation et des grandes banques qui ont l’habitude de financer la Tunisie. Ils mentionnent tous le danger de continuer à monétiser le déficit budgétaire. Monétiser le déficit budgétaire veut dire le recours à la planche à billets ! La planche à billets est de toute évidence une des sources de l’inflation en Tunisie puisqu’il s’agit d’injections de liquidités sans contrepartie en termes d’activité économique. Pourquoi donc augmenter le taux directeur si l’on est en train de créer nous-mêmes une partie des tensions inflationnistes ?

 

A qui servent les augmentations successives du taux directeur ces derniers mois en Tunisie ? 

Les augmentations du taux directeur servent les intérêts des banques bien évidemment, alourdissent les frais financiers des entreprises et affaiblissent leur compétitivité, et contribuent à créer plus d’inflation par les coûts. Mais cela permet de servir l’image des autorités monétaires qui, en procédant ainsi, donnent l’impression de lutter contre l’inflation qu’elles ont contribué à créer !

 

Un mot sur le taux d’inflation actuel en Tunisie et le taux de change du dinar ? 

Malgré l’inflation à deux chiffres, malgré la stagnation de l’économie, malgré l’explosion du niveau de la dette publique, malgré la baisse drastique des réserves de change du pays (l’équivalent de 96 jours d’importations contre l’équivalent de 126 jours d’importations une année auparavant), le dinar s’est apprécié de 3% contre le dollar et l’euro réunis depuis le 22 novembre 2022, c’est à dire sur les 5 derniers mois. Par quel miracle ? Pour bien comprendre la vraie évolution du taux de change du dinar il faut jumeler le dollar et l’euro et les suivre ensemble. J’ai déjà proposé cette manière de faire dans un précédent statut publié sur ma page officielle. Il est évident que cette gestion du dinar favorise les importations, défavorise les exportations et aboutit ainsi à faire exploser le déficit de la balance commerciale (25,2 milliards de dinars en 2022), le déficit de la balance des paiements courants et bien évidemment le niveau de la dette extérieure. Mais cela permet aux autorités monétaires de prétendre assurer ainsi la stabilité de la valeur de la monnaie nationale.

N.B. Tous les chiffres avancés proviennent exclusivement de sources officielles : ministère des Finances, BCT et INS.