La tragédie de « Sidi Ferruch »

 La tragédie de « Sidi Ferruch »

crédit photo : Lee/Leemage/AFP – France Presse Voir/AFP


En 1926, 30 Marocains s’embarquent clandestinement à bord d’un paquebot reliant Alger à Marseille. Dix d’entre eux sont retrouvés morts dans les cales. Récit d’un fait divers qui fit couler beaucoup d’encre à l’époque


Marseille, 27 avril 1926, le Sidi Ferruch, en provenance d’Alger, entre dans le port. Alors que commence le déchargement du paquebot, l’attention des officiers de bord est attirée par des cris provenant de la soute à charbon. Ils y descendent et trouvent 15 passagers clandestins agonisants. Après une traversée de deux jours, sans manger, ils ont subi de violents coups de roulis ­causé par le mauvais temps aux abords de la cité phocéenne. Certains sont conduits à l’hôpital, d’autres au commissariat, où ils sont interrogés.


 


Cachés contre 200 francs


Le commissaire Taddei établit que tous sont Marocains et ont été cachés dans les cales par les marins contre 200 francs – l’équivalent de deux mois de salaire pour un ouvrier en Afrique du Nord. Plus inquiétant, d’autres passagers marocains se trouveraient encore à fond de cale, sous les blocs de charbon.


Des recherches sont entreprises sur le champ. Les policiers explorent un couloir situé entre la salle des machines et les blocs de combustible, où, lors du trajet, il a fait une chaleur de 60 degrés. Lorsqu’ils déboulonnent le couvercle du passage, une odeur nauséabonde les prend à la gorge. Ne pouvant progresser, ils font appel aux sapeurs-pompiers qui, munis de casques spéciaux, dégagent péniblement les blocs de houille qui se sont effondrés dans ce corridor. Quatre longues heures d’efforts leur permettent de retrouver les corps inertes de 15 Marocains. Dix d’entre eux sont morts. Cinq autres sont ranimés, puis transportés à l’hôpital, où l’un d’entre eux meurt de ses blessures.


Le lendemain, le “drame du Sidi Ferruch” fait la une de tous les journaux de Paris à Alger en passant par Marseille. Signe que la confusion règne, le bilan annoncé diffère d’un journal à l’autre : “On retire dixcadavres de la soute d’un paquebot. On craint qu’il n’y ait une vingtaine de morts”, lit-on dans Le Petit Parisien du 28 avril. “Sept cadavres sont retirés. Plus de dix gisent encore dans la soute, affirme L’Echo d’Alger. Quarante et un clandestins auraient été embarqués à bord à Alger. Il devrait donc y avoir plus de vingt morts dans les soutes du Sidi Ferruch.


 


“Les malheureux indigènes”


Mais les recherches, qui reprennent le lendemain, ne permettent pas de lever les doutes sur le nombre exact de morts. Aucun autre corps n’est retrouvé. Les journaux insistent sur le bilan incertain : “A-t-on découvert tous les cadavres ?”, titre L’Echo d’Alger, le 29 avril. Le Petit Parisien affirme, pour sa part, que “l’on ne peut connaître le nombre des victimes parce que le Sidi Ferruch, devant repartir dans les vingt-quatre heures, il faudrait déplacer 200 tonnes de charbon”.


A l’instar du Petit Journal illustré, qui titre “L’horrible drame du Sidi Ferruch”, en ­publiant une illustration représentant les clandestins agonisant dans les cales du ­bateau (voir page ci-contre), les journaux traitent ce fait divers de façon sensationnaliste. Le regard colonial y est omniprésent. Dans son édition du 29 avril, Le Petit Marseillais évoque “les pompiers qui viennent ­remonter les cadavres des malheureux indigènes”.Ceux-ci y sont presque toujours ­décrits sous un jour misérabiliste. L’Echo d’Alger rapporte ainsi que “les Arabes étaient en ­effet dans un état de saleté repoussante et avaient besoin d’un sérieux lavage.”


Le journal des colons français en Algérie ne se prive pas non plus de porter des jugements de valeur : “Les indigènes ne voulurent pas parler. C’est leur habitude.” Les articles s’attardent aussi sur leur façon de parler. “Interrogé, l’un des Marocains, dans son jargon, déclara : ‘Y avoir encore bésef dans charbon’”, souligne Le Petit Journal illustré. Pour sa part, L’Echo d’Alger traduit les propos d’un passager clandestin, tout en précisant que celui-ci “nous a fait le récit de sa folle équipée en ‘sabir’”.


Quelles raisons ont poussé ces hommes à s’embarquer clandestinement à bord de ce navire ? A aucun moment, L’Echo d’Alger, Le Petit Parisien ou Le Petit Marseillais ne se posent la question. “Cela tient au regard ­colonial et aux pratiques journalistiques de l’époque. Les journaux n’envoient pas un reporter de l’autre côté de la Méditerranée pour enquêter dans les communes de départ. C’est ce que fera Albert Camus dix ans plus tard dans ses articles sur la famine en Kabylie”, précise l’historien Emmanuel Blanchard, auteur d’Histoire de l’immigration algérienne en France (éd. La Découverte, 2018).


Dans l’entre-deux-guerres, des dizaines de milliers de Nord-Africains tentent de rejoindre la métropole pour trouver un emploi et ainsi échapper à la misère. Certains connaissent déjà l’Hexagone : quelque 350 000 Maghrébins y ont combattu ou travaillé durant la Grande Guerre avant d’être rapatriés chez eux. Les colons européens, qui ne veulent pas que cette main-d’œuvre reparte vers la métropole, exercent alors une pression sur l’administration pour que soient érigés des filtres et des barrières à l’émigration. Elle va donc durcir, à partir de 1922, la réglementation des déplacements des Marocains et des Tunisiens qui ont le statut de protégés.


 


Il faut ruser pour rejoindre la France


Au cours des années 1920, il sera exigé successivement à ceux qui veulent séjourner en France, un examen médical, une photo d’identité, un contrat de travail préalable ou encore un cautionnement – une somme garantissant le rapatriement de la personne en cas de chômage. Les mêmes conditions seront demandées à partir de 1924 aux Algériens, nationaux français, mais pas citoyens. Autant de sésames difficiles à obtenir.“C’est la raison pour laquelle peu de Nord-Africains rejoignent la métropole. Selon le recensement de 1931, leur effectif, inférieur à 100 000 personnes, était somme toute modeste rapporté à la population française. Les Italiens étaient 800 000, les Polonais 500 000, les Espagnols 350 000. Mais n’oublions pas que la France est le seul pays à l’époque à accueillir des étrangers”, précise Ralph Schor, spécialiste de l’immigration en France pendant l’entre-deux-guerres, auteur du Dernier siècle français. La France de 1914 à 2014 (éd. Perrin, 2016).


Au Maroc, où la guerre du Rif sévit entre juillet 1921 et mai 1926, l’administration coloniale freine l’émigration pour bénéficier d’une “armée de réserve” et éviter que des “agitateurs politiques” diffusent des idées indépendantistes en métropole. Pour rejoindre la France, les Marocains déploient alors des trésors d’ingéniosité. Comme le rapporte l’historien marocain Elkbir Atouf, ils vont “préparer leurs étapes, les varier, brouiller les pistes, allonger les itinéraires et tromper la vigilance de toute une série de fonctionnaires sur les deux rives de la Méditerranée”.


 


D’autres drames similaires


C’est ainsi que certains d’entre eux vont passer par Alger. Un choix qui peut s’expliquer aussi par le fait qu’un autre drame a eu lieu deux semaines avant celui du Sidi Ferruch“Le 9 de ce mois, à l’arrivée du paquebot Anfa, retour du Maroc, on apprenait que deux Marocains qui s’étaient cachés dans la chaufferie, avaient été retrouvés morts en cours de route. Le marin responsable de leur embarquement irrégulier, s’était suicidé pour échapper aux conséquences de sa faute”, relève Le Petit Marseillais, le 29 avril 1926.


Pour les journaux comme L’Echo d’Alger, il ne fait pas de doute que les pouvoirs publics doivent durcir les réglementations pour mettre fin à cette immigration clandestine. Le 30 avril, Octave Depont, ancien administrateur d’une commune mixte en Algérie, très écouté à Paris, déclare : “Ce qu’il faudrait, c’est qu’à l’arrivée, l’indigène, sans papiers, soit renvoyé à Alger. Ainsi, on arriverait à tarir l’émigration clandestine, qui ces derniers temps, a pris un développement redoutable.”


A l’époque, le seul journal à dénoncer la tragédie du Sidi Ferruch est L’Humanité : “Les causes profondes de ce drame sont la réglementation des voyages en France et le régime odieux que subit le peuple algérien. Ce scandale a assez duré”, s’insurge le 29 avril, le quotidien, organe d’un Parti communiste français qui est alors loin d’être influent.


 


Un procès passé sous silence


L’enquête de police, qui établit finalement que seuls 30 Marocains sont montés clandestinement à bord du paquebot, sera suivie par tous les journaux pendant la première semaine de mai 1926. Trois ­marins accusés de les avoir cachés seront arrêtés, de mêmes que 13 personnes soupçonnées de complicité à Alger. En revanche, impossible de trouver une ligne sur leurs procès. “J’ai lu in extenso L’Humanité, Le Populaire, Le Peuple, Le Temps, L’Action française, La Croix et L’Œuvre de 1919 à 1939. Aucun n’a suivi l’affaire judiciaire”, assure Ralph Schor.


“Ce qui est sûr, c’est que l’immigration clandestine ne disparaît pas, observe Emmanuel Blanchard. En décembre 1926, onze Algériens sont sortis agonisants des soutes du Charley-le-Borgne, à Port-Saint-Louis-du-Rhône ; en février 1927, quatre Algériens sont retrouvés morts dans les cales d’un voilier, dans l’Aude. Ce sujet réapparaîtra continuellement dans les rapports des administrateurs français au long des années 1930.”