Guillaume Denglos : « Le Général Juin a joué un rôle politique au Maroc »
L’historien signe une captivante biographie du maréchal qui lève le voile sur ce personnage clé du dernier conflit mondial, pourtant méconnu. Il revient sur son rôle lors du protectorat français au Maroc et ses relations orageuses avec le sultan.
Pourquoi avez-vous décidé de consacrer un ouvrage au maréchal Juin ?
Ce livre est une version remaniée de ma thèse, soutenue à la Sorbonne en décembre 2014, sous la direction de Pierre Vermeren. L’étude du maréchal Juin s’est imposée rapidement, car il n’y avait aucune biographie scientifique sur lui. De plus, ses archives privées étaient déclassifiées, comme la grande majorité des documents du protectorat conservés au Service historique de la Défense, aux Archives nationales, aux Archives diplomatiques de Nantes et de La Courneuve. A cela, il faut ajouter le dépouillement des Archives du Maroc (Rabat), de l’Archivo generale de la administración, près de Madrid, et de fonds privés inédits, comme les archives de Léon Marchal, délégué à la résidence de 1943 à 1948.
Pourquoi a-t-on fait appel à lui comme résident général au Maroc ?
Juin est nommé résident général à Rabat un mois après le discours de Tanger du sultan Sidi Mohammed du 10 avril 1947. Cette allocution a un énorme retentissement, car le monarque fait l’éloge des valeurs arabo-islamiques et “oublie” de rendre hommage à l’action de la France. Juin, qui connaît le Maroc par cœur depuis 1912, est donc envoyé pour reprendre la main face au souverain, avec un programme de réformes élaboré par le Quai d’Orsay pour sauver, à terme, le protectorat. De plus, le ministre des Affaires étrangères, Georges Bidault, lui donne comme instruction de déposer le sultan en cas d’obstruction politique trop marquée.
Etait-il l’homme des colons, cet homme à poigne, comme la légende le dépeint ?
Juin est incontestablement proche des notables qui tiennent le Maroc. Il connaît bien les réseaux économiques, politiques et sécuritaires qui comptent à la résidence générale depuis le milieu des années 1920, date à laquelle il est un proche d’Hubert Lyautey, puis de Lucien Saint. Notons que sa femme est la fille d’un des colons les plus influents de Constantine. Elle l’a beaucoup aidé à s’introduire dans les cercles de notabilité. Quant à son image d’homme à poigne, elle est surtout due à sa victoire à la bataille du Garigliano en mai 1944, où il a montré des capacités de commandement remarquables face aux Allemands.
Selon vous, comment peut-on expliquer son entêtement à l’encontre du sultan Mohammed V ?
Par une situation politique bloquée. En septembre 1950, Juin est dans une impasse. Le sultan Sidi Mohammed pratique la “grève du sceau” : il prend de multiples prétextes pour ne pas signer les “dahirs” (décrets royaux, ndlr) en suspens. Après l’échec de son voyage en France, en octobre 1950, où le monarque réclame pour la première fois une révision du traité de Fès, Juin reprend la main. Sous prétexte d’une séance houleuse au conseil du gouvernement avec les représentants de l’Istiqlal et d’une humiliation du pacha de Marrakech Thami El Glaoui par le sultan, il déclenche une opération visant à déposer Sidi Mohammed. Si elle échoue le 25 février 1951, elle préfigure la déposition manu militari du 20 août 1953.
Quand et pourquoi leurs relations ont-elles viré à l’affrontement direct ?
L’idée de déposer le sultan n’émane, à l’origine, pas de Juin. J’ai retrouvé dans les archives du général Catroux et de Léon Marchal des rapports où des hauts fonctionnaires et des militaires parlent ouvertement de se débarrasser de Sidi Mohammed dès 1944. Quand Juin arrive à la résidence, en mai 1947, les négociations sont de suite heurtées. Les deux hommes ont des caractères très différents : Juin est un homme d’action pressé, au verbe haut, quand Sidi Mohammed est tout en retenue, sachant qu’in fine, le temps joue pour lui. L’affaire des tracts de janvier 1948 marque une vraie rupture. La publication par le colonel Lecomte et la direction de l’Intérieur de trois feuillets mettant en cause la légitimité de Sidi Mohammed fait scandale. Juin soutient jusqu’au bout Lecomte. Aucun lien de confiance n’est désormais possible avec le sultan.
Etait-il soutenu ou “couvert” par Georges Bidault ?
Georges Bidault a tout fait pour aider Juin, notamment pendant l’affaire des tracts. Pour l’administration du Quai d’Orsay, il faut nuancer. Robert Schuman et certains diplomates, à l’image de Léon Marchal, se sont opposés à la politique de la résidence à l’égard de Sidi Mohammed. Cependant, lorsque Georges Bidault redevient ministre des Affaires étrangères au début de l’année 1953, la victoire des conservateurs au sein du Département ne fait guère de doute. Ces derniers couvrent la “marche des tribus” d’El Glaoui et l’exil de la famille royale en Corse, puis à Madagascar.
Les milieux nationalistes l’inquiétaient-ils ?
Oui, car sans eux, jamais le sultan n’aurait eu la capacité de paralyser le protectorat, comme il l’a fait entre 1945 et 1953. Juin a une vraie admiration pour les tribus marocaines, qui ont donné à l’armée française des soldats de grande qualité, mais il déteste la jeunesse nationaliste, qui ose donner des leçons de démocratie aux Français. Il surveille de près les membres du Makhzen, proche du “Hizb”, comme Moulay Larbi El-Alaoui, ainsi que des militants istiqlaliens, comme Ahmed Balafrej ou Mehdi Ben Barka, qu’il fera arrêter en février 1951. Pour affaiblir l’Istiqlal, il lance même avec le Parti démocrate de l’indépendance des négociations à la fin de l’été 1947. L’affaire des tracts enterrera les discussions.
Peut-on dire que Juin était un brillant militaire, mais un piètre politique, obstiné et brutal ?
Il ne fait aucun doute que Juin est bien le meilleur chef militaire français de sa génération, mais il a un rapport complexe avec la politique. Elevé dans la tradition de la “grande muette”, il dira toujours qu’il est uniquement un “soldat” et n’assumera jamais totalement le rôle éminemment politique qu’il a joué au Maroc et plus tard en France sous la IVe République. Juin n’est pas l’auteur d’une répression de grande ampleur, comme celle des émeutes de janvier 1944 à Rabat ou de décembre 1952 à Casablanca. Cependant, il a mis en place des hommes, à l’image du colonel Lecomte ou de Philippe Boniface, qui étaient partisans de la manière forte, et a reconstitué une puissante direction de l’Intérieur, centralisant l’appareil sécuritaire en décembre 1947, ouvrant ainsi la porte à des abus.
Avec son ultimatum de 1951 au sultan, Juin n’abattait-il pas sa dernière carte ?
Les raisons de l’échec de la déposition du 25 février 1951 sont de deux ordres. D’une part, le ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, refuse que le sultan soit renversé. Il envoie à Juin une dépêche en ce sens très claire le 24 février. Enfin, le sultan signe, quinze minutes avant la fin de l’ultimatum, un texte “sous la contrainte”, où il désavoue les méthodes de l’Istiqlal. Officiellement, Juin reste légaliste à l’égard de Paris. Son image auprès du pacha de Marrakech et de l’appareil sécuritaire du protectorat en pâtira. Lorsqu’il quitte la résidence, six mois plus tard, il prend néanmoins soin de préserver les hommes qui l’ont aidé contre le sultan et choisit lui-même son successeur : le général Augustin Guillaume. C’est ce dernier qui, finalement, dépose Sidi Mohammed, selon la même mise en scène qu’en 1951.
JUIN, LE MARÉCHAL AFRICAIN de Guillaume Denglos, éd. Belin, 461 p., 26 €.