Notes de lecture. « L’économie tunisienne à l’épreuve de la démocratie », de Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri
Deux professeurs d’économie dans des universités tunisiennes, Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri, se sont attaqués, dans un nouveau livre (Leaders, 2024, 307 pages), aux difficultés structurelles et conjoncturelles de l’économie tunisienne face aux défis de la démocratie, et, en filigrane, aux soucis de développement de cette économie, en interpellant différentes théories et modèles sur la question.
Le mérite de ce livre, au-delà de sa clarté didactique, permettant une lecture facile, est qu’il peut intéresser différentes disciplines des sciences sociales, et pas seulement le domaine économique. Le plan même de l’ouvrage et la succession des chapitres (11 chapitres) sont divisés de telle sorte que les premiers chapitres (du 1er au 6e chapitre) traitent des questions économiques en rapport avec les questions politiques et institutionnelles (acteurs, société civile, État de droit, gouvernance), et le reste des chapitres (du 7e au 11e chapitre) abordent des thématiques proprement économiques et techniques (finances, dettes, inflation, Banque centrale).
Chaque chapitre de l’ouvrage est résumé à la fin par une conclusion évaluative des idées abordées dans le chapitre. La partie économique de l’ouvrage est appuyée par d’innombrables tableaux, figures et graphiques tendant à étayer la démonstration des deux économistes, dont les sources documentaires se réfèrent davantage aux modèles anglo-saxons, pour les questions économiques comme pour les questions institutionnelles, en rapport avec la démocratie de transition, la gouvernance, la société civile, l’État de droit ou le populisme. Le style d’écriture des auteurs est sobre et objectif, où les prises de positions sont davantage d’ordre économique, mais n’excluant pas quelques timides positions politiques.
Dès le premier chapitre, les deux économistes partent « À la recherche du Graal » (titre du chapitre), c’est-à-dire à la recherche d’un modèle de développement économique pour la Tunisie. Ce pays a une tradition de planification. De 1962 à 2010, il a connu près de onze plans de développement, tous issus d’un régime autoritaire (la révolution y a mis un coup d’arrêt). Certes, il y avait quelques performances économiques, mais elles restaient très insuffisantes. Pourquoi ? Il suffit de se demander pourquoi une révolution a été déclenchée. Parce que « le développement mesuré par des critères quantitatifs (croissance du PIB, par exemple, ou du revenu par habitant) ne rendait pas compte d’une amère réalité : les Tunisiens étaient tout simplement « malheureux » en raison du déficit des libertés » (p. 23). Ce n’est pas un hasard si on appelait à la « dignité » lors de la révolution. Donc, l’essentiel pour les auteurs est de créer les conditions économiques (inclusives) et politiques (démocratiques) qui soient favorables à une « prospérité partagée ». Conditions, bien entendu, non assurées par la Tunisie, même après la révolution et la reconnaissance des libertés.
L’économie tunisienne a été bloquée dans la catégorie des pays à revenus intermédiaires. Aucun des pays de la région MENA, dont la Tunisie, et ceux qui avaient ce statut depuis 1975 n’a pu rejoindre les pays à revenu élevé. Il doit bien y avoir une raison. Ils faisaient en effet face à des obstacles structurels empêchant la croissance économique, comme le non-dynamisme du secteur privé ou l’incapacité à innover et à adopter les technologies les plus récentes. Aucun gouvernement tunisien n’a été alors en mesure d’assurer une « hausse durable de la productivité » qui, seule, a des chances d’améliorer le niveau de vie général. Depuis 2011, les avancées politiques ont été réalisées sur le dos de l’économie. La croissance est très faible, le chômage persiste chez les jeunes (notamment les diplômés) et les femmes, et les disparités régionales et de genre alimentent un sentiment de colère, de rejet et de marginalisation économique et politique. Le taux de pauvreté global s’établissait à 16,6 % en 2021 contre 15,2 % en 2015 sous Ben Ali, et la pauvreté extrême stagne entre 2015 et 2021 (p. 29). La difficulté de « faire des affaires » et le climat économique détestable ont certainement un impact sur la création d’emplois et la prolifération d’activités informelles (p. 27).
La redéfinition du rôle de l’Etat, et c’est une des idées de base de l’ouvrage, doit articuler le triptyque Etat – marché – société civile, selon le mode de la bonne gouvernance. C’est l’absence de bonne gouvernance qui a affaibli les plans de développement tunisiens. C’est pourquoi, selon les auteurs, « Le nouveau modèle de développement (« le Graal ») ne peut être pensé en dehors de cette logique où les institutions occupent une place centrale. Le « sous-développement institutionnel » explique le « développement mécontent » qu’a connu la Tunisie comme bon nombre de pays du printemps arabe » (p.33). Pourquoi un « développement mécontent » en Tunisie ? Parce que l’approche la plus judicieuse est de considérer le modèle de « développement comme liberté » cher à Amartya Sen (prix Nobel d’économie 1998). Celui-ci « soutient que le niveau de développement ne se réduit pas à des mesures monétaires, mais doit être pensé comme « un processus d’expansion des libertés réelles dont les individus peuvent jouir » (Development as Freedom, 2003). Ces libertés constituent la fin première et le moyen principal de développement » (p.34). A. Sen retient cinq libertés instrumentales : les « libertés politiques » ; les « facilités économiques » ; les « opportunités sociales » ; les « garanties de transparence » ; et les « sécurités protectrices ».
D’ailleurs politique et économie se sont entremêlées depuis la révolution. L’économique n’est plus entrevu comme un problème purement technique, mais s’identifie à des recherches plus globales sur le nouveau développement global et sur la place de l’Etat dans l’économie. Or, les phases d’instabilité politique (manifestations, grèves, sit-in, assassinats, terrorisme, changements rapides de gouvernements et de ministres) se sont multipliées depuis 2011. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la gestion économique, qui a fini par être ébranlée, tant au niveau de la confiance des investisseurs (nationaux et étrangers), de la chute de l’investissement, de la faiblesse de la croissance, qu’au niveau de de la mise en péril des institutions, de la perception des risques par les agences de notation. Si le pays s’est enfermé dans un cercle vicieux, c’est justement en raison du déficit d’institutions stables, car le politique et l’économique sont liés. Le diagnostic des deux économistes est sans appel : « le processus démocratique déclenché en 2011 n’a favorisé ni la croissance économique ni la satisfaction des besoins des citoyens. Les dirigeants démocratiques n’ont réussi ni à réparer les torts de l’ancien régime ni à réaliser des progrès économiques, laissant la Tunisie avec une corruption plus grande, un chômage plus élevé, une pauvreté croissante et une dette abyssale, une décennie après la révolution » (p.57). Les solutions gouvernementales que les gouvernements ont appliquées étaient factices et improductives: recrutement massif dans la fonction publique, augmentations salariales. L’approfondissement des déficits et l’inflation galopante en sont les conséquences. Sur le plan politique, aucune réforme structurelle et fondamentale n’a été entamée, sans doute, parce que l’objectif de tout gouvernement (islamiste ou laïc) dans une phase d’instabilité politique est « la survie au pouvoir ».
Les deux économistes, Abderrazak Zouari et Hamadi Fehri, en appellent à une bonne gouvernance, un des leitmotiv de leur analyse, associant Etat-marché-société civile. La gouvernance est un indicateur de la qualité des institutions. Elle est à la fois « structure », « processus », « mécanisme » et « stratégie », pouvant mettre en place une économie inclusive. La gouvernance se fonde sur un Etat de droit, qui repose, d’après les auteurs, s’appuyant sur le World Justice Project (WJP), sur quatre principes universels : gouvernements, fonctionnaires et individus sont responsables devant la loi ; les lois sont claires, diffusées, stables, justes et uniformément appliquées, protégeant les droits fondamentaux ; le processus des lois est accessible, équitable et efficace ; la justice est rendue à temps par des juges compétents et indépendants (p.75). Dans le sillage de la gouvernance, l’approche doit être pragmatique (et non idéologique). L’idée défendue par les auteurs, idée qui remonte en fait aux théories libérales égalitaristes en vogue depuis les travaux de John Rawls dans les années 1970, et dans le cadre desquelles se situe Amartya Sen, est que les économies et les sociétés les plus ouvertes à la participation politique sont les mieux placées pour faire émerger un consensus national autour d’un projet de société favorable à une croissance inclusive.
Par quel moyen y parvenir ? Par l’innovation, répondent les auteurs dans un dernier chapitre. L’alternative est « innover ou périr ». C’est cela le « graal » auquel ils font allusion. Le développement économique est une conjugaison de ruptures technologiques et d’arrangements institutionnels s’appuyant sur le triptyque Etat-marché-société civile. « Le modèle de développement ne peut être pensé en termes strictement économiques (d’accumulation de facteurs de production)» (p.292). La nouvelle stratégie devrait s’appuyer sur le savoir et les progrès de productivité, par l’innovation, les transferts technologiques, la qualification de la main d’œuvre, seuls garants de la croissance économique. L’Etat joue un rôle de régulateur pour assurer les équilibres. Mais les deux économistes redoutent la mise en place d’un Etat qui défend des rentes établies (p.293). C’est là qu’intervient la société civile et les libertés, éléments de la bonne gouvernance pour boucler la boucle économie – politique.
Il est vrai que certains philosophes et politistes considèrent encore que, c’est la politique qui mène le monde, qui définit les finalités de l’Etat et de la société, ravalant l’économie à n’être qu’un moyen en vue d’y parvenir. Inversement, certains économistes ont cette tendance à tout réduire à l’économique (à commencer par Marx). Ce livre de Abderrazak Zouari et de Hamadi Fehri nous montre comment l’économie (et la croissance) et la politique (démocratie) sont condamnés à marcher ensemble pour le bien-être des individus, des sociétés et des Etats. Reste à savoir si le bon sens économico-politique est la chose la mieux partagée dans le monde populiste d’aujourd’hui.