Notes de lecture. « La Tunisie militante », de Habib Kazdaghli

 Notes de lecture. « La Tunisie militante », de Habib Kazdaghli

« La Tunisie militante : les mouvements communistes, syndicaux et associatifs en Tunisie sous la colonisation française » – (تونس المناضلة), un ouvrage écrit par l’historien Habib Kazdaghli, publié chez Nirvana en octobre 2024. Crédit photo de Kazdaghli : FETHI BELAID / AFP

Le livre « La Tunisie militante. Les mouvements communistes, syndicaux et associatifs en Tunisie sous la colonisation française » publié (en arabe) par l’historien Habib Kazdaghli en octobre 2024 aux éditions Nirvana, réunit douze études déjà publiées, écrites depuis 1984, ainsi que d’autres documents annexes, retraçant des événements se situant à l’époque du colonialisme français.

 

L’auteur, ancien doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba, spécialiste à la fois du mouvement communiste tunisien et de la question des minorités étrangères et juives en Tunisie, voudrait que ce livre puisse inspirer la Tunisie d’aujourd’hui, qui cherche encore sa feuille de route après la révolution de 2011, et surtout qui puisse prolonger l’ambition de « La Tunisie martyre » de Abdelaziz Thaâlbi des années 1920, et « La Tunisie révoltée » de Ali Belhaouane de 1954, dénonçant tous les deux le despotisme colonial. Une manière de situer « La Tunisie militante » dans la continuité du militantisme des générations précédentes qui ont jeté les bases de l’Etat national moderne, indépendant et ouvert sur le monde, et qu’il appartient aux générations actuelles d’en développer le sens et la portée.

Le livre se divise en trois parties portant sur trois types d’études Le livre se divise en trois parties portant sur trois types d’études, abordant toutes des aspects du mouvement communiste : d’abord des études sur les activités du mouvement communiste proprement dit, né en 1921 en Tunisie ; ensuite des études sur quelques aspects du mouvement syndical liés à l’action communiste des années 1920 jusqu’à l’indépendance ; et enfin des études sur des mouvements associatifs et militants divers, qui avaient des liens avec le mouvement communiste, à l’échelle internationale et nationale.

L’intérêt de ce livre réside, comme l’a relevé Hichem Skik à l’introduction (p.11), c’est l’attachement de Habib Kazdaghli à écrire l’histoire de ce militantisme avec une certaine distance et objectivité, réfractaire à toute forme d’exploitation politique et idéologique ou de partis pris et à toute forme de pression, en dépit de l’engagement communiste de l’auteur même. On peut dire d’ailleurs que, c’est l’intérêt de l’auteur lui-même pour la pensée communiste et son engagement personnel dans l’action au sein de cette mouvance qui lui ont permis de comprendre les événements, de les situer à leur juste place, et qui donnent aussi tout l’intérêt du livre, comme d’un autre livre « Les communistes en Tunisie. Lutte pour l’indépendance, la liberté et la justice sociale (1921-1956) », publié ces jours-ci (Nirvana), et dont certains thèmes traités dans « La Tunisie militante » s’y retrouvent. L’historien, bénéficiant de la distance, ne manque pas en tout cas de dénoncer ici ou là certaines pratiques ou certaines prises de position historiques du mouvement communiste tunisien.

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Dans la première partie de « La Tunisie militante », Habib Kazdaghli s’attaque à l’histoire précoce du mouvement communiste en Tunisie, dont le premier noyau est né en 1920 comme prolongement des mouvements socialistes qui se sont manifestés avant la première guerre mondiale, notamment au sein de la Fédération Socialiste, elle-même instituée en 1908, et qui a intégré la section française de la IIe Internationale (SFIO) en 1912. Cette Fédération Socialiste est en fait la consécration de plusieurs évolutions des sections des organisations françaises d’orientation républicaine établies en Tunisie entre 1901 et 1906, comme la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’Homme, les cercles républicains, outre les Francs-maçons apparus à la fin du XIXe siècle (p.19). Même si la Fédération socialiste, explique l’auteur, défendait principalement la laïcité et la République, et surtout militait contre le déclenchement d’une guerre, elle ne réagissait pas moins à la situation tunisienne, quoique la majorité de ses adhérents étaient des étrangers, principalement des Français.

Cette Fédération a appelé à la réalisation des réformes libérant les populations de l’hégémonie des aristocrates, ainsi qu’à la généralisation de l’enseignement en vue de libérer les esprits. Mais cet intérêt pour les causes tunisiennes ne dépassait pas la position générale de la IIe Internationale sur la colonisation. La plupart des partis socialistes européens composant cette Internationale ne s’opposaient pas en effet à la colonisation. Jean Jaurès lui-même, inspiré par la Révolution française, considérait que la mission du gouvernement français est de diffuser les idées audacieuses et de libérer les peuples de la féodalité et du sous-développement, nécessaires à la diffusion de la liberté et de la justice. Il reste que la Fédération socialiste de Tunisie, après son adhésion au Parti Socialiste français en 1912, a commencé à réagir à la réalité tunisienne et à suivre les débats entre les différents courants socialistes français, surtout après l’apparition du groupe des « Jeunes Tunisiens » en 1907 (p.20).

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La Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens fondée en 1924 est la première manifestation du syndicalisme tunisien. Les premières revendications, souligne Kazdaghli, sont apparues au début du siècle et sont liées à l’essor des sociétés coloniales et à la venue de milliers d’ouvriers italiens, maltais et français qui ont déjà défendu leurs intérêts syndicaux dans leurs pays respectifs. La Tunisie a ainsi connu ses premières grèves en 1904 et en 1909, mais elles avaient un caractère conjoncturel, et non organisées. Dès les premières grèves, ce mouvement syndical a été influencé par les idées socialistes qui commencent à se diffuser en Tunisie. Ce sont ces expériences qui ont permis de créer après la première Guerre Mondiale la première organisation syndicale, la CGT Française. La CGT tunisienne a tenu, elle, son premier congrès le 21 mars 1920 : 17 syndicats y étaient représentés. Mais en dépit de l’adhésion d’ouvriers tunisiens à cette organisation, leur rôle dans la prise de décision était inexistant. Cela s’explique, d’après l’auteur, par leur manque d’expérience syndicale et leur modeste niveau culturel, outre que les débats avaient lieu en français et en italien (p.44-45).

Toutefois, un conflit va naître entre socialistes et communistes qui ne peuvent plus cohabiter au sein d’un même syndicat. D’où la scission en 1921 du syndicat français. Le syndicat mère, la CGT, adhère au courant socialiste et rejoint la « Fédération Syndicale Mondiale », et le courant syndical révolutionnaire (communiste) va créer la Confédération Générale Unie des Travailleurs. Cette scission se répercute sur le syndicalisme tunisien où vont apparaître les deux tendances. Mais même si les communistes ont réussi à créer leur syndicat et même si leur syndicat a pris en compte les revendications des travailleurs tunisiens, il ne s’agissait pas de la création d’un syndicat tunisien indépendant sur le plan organique du syndicat français. Ce qui explique leur adhésion totale au nouveau projet syndical dirigé par Mohamed Ali El Hammi, qui va créer la première organisation syndicale nationale tunisienne (p.47).

La création de la Fédération Générale des Travailleurs Tunisiens a eu lieu le 3 décembre 1924 après la grève des dockers de Tunis. La section de la CGT s’est fermement opposée à ce syndicat tunisien, prématuré et divisant les travailleurs en deux. Les socialistes refusent l’existence d’une nation tunisienne avec toutes ses composantes (p.49). D’après Habib Kazdaghli, au-delà de l’influence de certains acteurs, le syndicalisme tunisien est apparu en rapport avec l’état de « maturité nationale » prévalant désormais dans le pays, produit de l’action émergente de différents mouvements réformistes et modernistes. Cette conscience nationale va se radicaliser dans les années 1940 et 1950 (p.54).

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Revenant par la suite sur l’évolution du mouvement communiste en Tunisie (1926-1939), il trouve que la question est essentielle pour les partis communistes. Mais l’étude de cette question est difficile pour le chercheur, d’après l’auteur. Car si on peut retrouver aisément les idées défendues par le PC tunisien durant ces périodes dans les publications et la presse (clandestine ou publique ou hostile aux communistes), il est difficile d’accéder aux aspects organisationnels sur lesquels le mutisme des militants est total, d’autant plus que ces militants étaient souvent persécutés durant cette période. En effet, les périodes de l’action du parti communiste balançaient entre une phase secrète (1926-1932), une phase où ses activités sont tolérées (1932-1934) une phase du retour des activités secrètes (1934-1936) et une phase du Front Populaire (1936-1939). L’auteur a accédé à ces sources de manière directe, auprès d’anciens militants communistes tunisiens et français en vie (au moment de ces études), du premier ministère tunisien, dans les archives du ministère français des affaires étrangères et dans la Bibliothèque Nationale de France.

Dans tous les cas, l’auteur reste lucide. Il considère que « L’itinéraire de la construction du parti communiste tunisien dans les années 1930 se caractérisait par la simplification, et la pratique des « consignes » sans vérifier leur possible adaptation à la réalité tunisienne. Par ailleurs, la composition du parti par des éléments ayant des appartenances religieuses et civilisationnelles diverses a contribué à faire apparaître ce parti conne un « corps étranger » dans une société où la majorité de ses populations appartient à un seul héritage civilisationnel et culturel » (p.70). Or, il est difficile au parti communiste de faire abstraction du legs culturel d’une société, même sur la base d’une ligne politique claire et juste. A l’inverse, on ne peut minimiser, comme le fait le courant bourguibiste, le rôle des diverses forces sociales, qui ont joué un rôle décisif durant ces périodes. (p.71).

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A partir de 1939, les choses se compliquent pour le parti communiste tunisien (PCT) en raison de facteurs internes et internationaux en face desquelles il ne parvenait pas à réagir et à les replacer dans un cadre politique général. C’est vrai que le parti a tenu son premier Congrès à l’Ariana en 1939, mais il n’était pas décisif et n’a pu résoudre le conflit exprimé par plusieurs communistes sur les événements d’avril 1938, notamment sur la modification de la politique du parti à propos du mouvement national et surtout le Néo-Destour. Le PCT mettait au premier plan la défense des libertés démocratiques contre le fascisme et la guerre, et la réalisation du programme du Front Populaire en France. Il considérait que l’indépendance du pays passait par la mise en œuvre de ces buts. Les communistes pensaient, estime Kazdaghli, que les tensions et les manifestations dans le pays ne pouvaient être favorables qu’aux forces fascistes et surtout à l’Italie qui menaçait d’occuper la Tunisie (p.73-74). Chose qui va compliquer les rapports du PCT avec l’opinion tunisienne, en apparaissant comme un « allié » des autorités françaises qui, d’ailleurs, ont fait une campagne de persécution et d’arrestation des Tunisiens après les manifestations d’avril 1938. L’opinion publique était attachée à ce moment-là à la libération des nationalistes. Le PCT était alors isolé, et devait encore affronter en 1939 d’autres difficultés inhérentes au changement opéré dans la politique soviétique, à la suite de l’accord de non-agression conclu entre les Soviétiques et l’Allemagne fasciste. Le PCT va accepter ce changement, en mécontentant les autorités coloniales et en subissant leur tyrannie. (p.74).

La deuxième partie du livre traite du mouvement syndical en Tunisie entre 1920 et 1956. L’auteur évoque les périodes difficiles de l’histoire de ce mouvement, en passant en revue non seulement les périodes de démarrage, de force et de diffusion (expérience de Mohamed Ali El Hammi, la deuxième tentative conduite par Guennaoui dans les années 30, la création de l’UGTT après la 2e GM), mais aussi les périodes de faiblesse. Ces périodes constituent pour lui des éléments importants de l’histoire du mouvement social et de son évolution ultérieure (p. 139-140). La période de Mohamed Ali El Hammi se caractérisait ainsi par le volontarisme, mais Kazdaghli reconnaissait également que Mohamed Ali El Hammi ne prenait en considération que la légitimité des revendications, sans tenir compte de l’équilibre des forces, outre qu’il est enclin à décider seul, en ne tenant compte que de sa propre opinion. Même Tahar Haddad qui l’a succédé a échoué dans son entreprise (p.148). Le syndicalisme ne pouvait réussir en insistant exclusivement sur ses propres revendications, mais doit opérer des alliances avec différentes forces sociales et politiques pour que le travail ne s’exerce pas dans un état d’isolement. Or, estime l’auteur, les syndicalistes ont sous-estimé l’utilité de leur collaboration avec le parti destourien, qui était incontestablement la principale expression politique de la société. Le travail syndical suppose également une planification, des méthodes et des réflexions, d’où la nécessité d’intégrer en son sein des groupes instruits. C’est ce qu’a compris Farhat Hached dans les années 1940 en collaborant avec la Fédération des fonctionnaires tunisiens qui donnera à l’UGTT la plus grande partie de ses cadres. (p.149).

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La troisième partie du livre concerne des textes qui traitent des associations civiles et de leur rôle dans le militantisme contre la colonisation de 1927 à 1956, comme la « Ligue militante contre l’impérialisme et l’oppression coloniale » (qui a d’ailleurs soutenu à la fois les destouriens et les communistes), le « Comité tunisien pour la paix et la liberté » ou le mouvement militant des femmes autour du livre de Tahar Haddad « Notre femme : la législation islamique et la société » de 1930, des conférences de Habiba El Menchari, de Gladys Adda ou du code de statut personnel.

Le livre est très instructif sur une partie de l’histoire tunisienne, pas toujours étudiée objectivement, celle des forces communistes, sociales, syndicales et associatives, submergée depuis l’indépendance par le discours officiel bourguibien, qui l’a plié à sa volonté. Mais il reste que, les forces destouriennes, populaires dans la période concernée, n’ont pas pris la place qui leur revient dans cette « Tunisie militante ». Un titre peut-être trop global, et qui ne semble pas beaucoup coller au contenu qui se rapporte en réalité, et même dans l’esprit de l’auteur, à la seule « Tunisie militante de gauche ».