Note de lecture. Tunisie, un régime politique hybride

 Note de lecture. Tunisie, un régime politique hybride

Hatem Nafti, Notre ami Kaïs Saïed, Essai sur la démocrature tunisienne, Paris, Riveneuve, 2024.

Par Hamadi Redissi

Hatem Nafti signe son troisième livre sur la Tunisie politique et s’impose ainsi comme un chercheur prolifique et clairvoyant. Dans De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (2019), il a alerté sur la tentation autoritaire qui menace le pays, une tentation qui s’avère être de type populiste (Tunisie, vers un populisme autoritaire, 2022). Dans le présent ouvrage, il poursuit sa réflexion sur la nature du régime lui-même, théorie et pratique. La thèse : « inédit et plein de paradoxes », le régime actuel n’est pas démocratique. Et pas encore définitivement autoritaire non plus. Hybride, il est, comme l’a bien vu Hatem M’rad (cité par l’auteur), une « démocrature », un mélange de démocratie et de dictature, une sorte de « despotisme doux » qui renie les fondamentaux de la démocratie (H. M’rad, Naissance d’une démocrature, 2024). Nafti se livre à une anatomie du pouvoir, doublée d’une microphysique de son exercice. Nous présentons les traits saillants de ce régime (les chapitres 1 à 3 et 11), consolidés par la pratique (les chapitres 4 à 10 et 12).

Le populisme de Saïed est « chimiquement pur », mais sans le peuple (au vu du faible taux de participation aux consultations électorales, ne dépassant pas, dans le meilleur des cas, les 30 % au référendum sur la Constitution, 25/07/2022) – le peuple dont il veut être l’incarnation, « l’homme-peuple », pour reprendre Pierre Rosanvallon (chapitre 1). L’autoritarisme se traduit par un régime « hyperprésidentiel », suite au recours, en juillet 2021, à l’article 80 de la Constitution de 2014 (autorisant le président à prendre des mesures exceptionnelles en cas de péril imminent menaçant le pays). Cette « dictature constitutionnelle » détricote une à une les institutions et instaure un ordre nouveau dont la pierre angulaire est la Constitution de 2022 (chap. 2).

Dans un chapitre essentiel (chapitre 3), l’auteur accomplit un « voyage » dans ce qu’il appelle la Saïedie. Il montre comment le juriste, proche du régime de Ben Ali, devient après 2011 « une star du droit constitutionnel ». Il se découvre une vocation révolutionnaire tardive lors des sit-in I et II de la Kasbah (janvier-février 2011). Il prétend que la révolution du 17 décembre 2010 est « confisquée » par les élites du 14 janvier 2011. Il se laisse convaincre par un groupuscule d’extrême gauche, les Forces de la Tunisie Libre (FTL), de la nécessité de remettre le pouvoir au peuple à travers des conseils révolutionnaires. Mais l’homme n’est pas idéologue. Il y a du « Umar ibn al-Khattab » dans sa raideur morale et du Carl Schmitt dans la primauté qu’il accorde à la décision politique au détriment du respect de la norme.

Sa force : les divers réseaux constitués autour de sa personne que l’auteur passe en revue, des « historiques » (FTL et groupes de coordination dits tansiqiats) aux « convertis » post-25 juillet, que Zyed Krichen appelle « les Kaïsso-RCDistes », des partisans de l’ancien régime au service du nouveau.

Au chapitre 11, l’auteur revient sur la nature du régime : « Au-delà de Kaïs Saïed, le despotisme structurel ». Saïed ne représente pas seulement un populisme autoritaire, il fédère les perdants qui prennent leur revanche : essentiellement, la bureaucratie d’État et l’appareil sécuritaire du temps de Ben Ali, les yousséfistes et les nationalistes arabes subjugués par la rhétorique du Raïs et les zones défavorisées, berceau d’une révolution pour rien. Il a de puissants alliés : des élites modernistes mais foncièrement anti-démocratiques, des forces épidermiquement anti-islamistes et le tout-venant légitimiste, loyal au pouvoir, tout pouvoir.

Les autres chapitres confortent la théorie par la pratique. Le chapitre 4 est consacré aux lois liberticides promulguées à partir du « tournant illibéral » du décret du 22 septembre 2021 par lequel le président Saïed s’arroge tous les pouvoirs. Deux actes majeurs dans la mise sous tutelle des médias : le décret 54 relatif aux infractions en rapport avec les systèmes d’information et de communication, ayant servi à réprimer un grand nombre de journalistes, et la mise au pas de la HAICA (Haute Instance pour la Communication Audiovisuelle).

La domestication de la justice (chapitre 5) passe par la liquidation du Conseil Supérieur de la Magistrature (février 2022), la nomination d’un conseil provisoire et la révocation de 57 magistrats (non réintégrés en dépit d’une décision du Tribunal Administratif). Un populiste voit des complots partout, dans les choses les plus fortuites (chapitre 6), quitte à en fabriquer (chapitre 7) : l’affaire du complot présumé contre la sûreté de l’État n’a qu’un seul but : terroriser l’opposition. Sur la base d’« accusations farfelues » et « incohérentes », elle prend pour cible, en février 2023, un groupe hétérogène de figures politiques à ce jour embastillées de manière illégale, sans procès.

L’auteur se demande s’il n’y a pas un « virage raciste » dans la mauvaise gestion de la question migratoire (chapitre 8). Prenant les éléments de langage d’un groupe d’extrême droite (le Parti National Tunisien), le chef de l’État se laisse aller à des propos complotistes et racistes avant de « rétropédaler », le 5 mars 2023. Le mal est fait, hélas ! Des Subsahariens se font agresser par des Tunisiens. Au cœur de ces incidents malheureux : la question migratoire, dont l’auteur tente de démêler l’écheveau.

Est-ce « le crépuscule de la politique » et l’entrée en puissance des forces armées dans l’arène (chapitre 9) ? L’auteur contextualise son analyse : la situation internationale favorable à un Saïed adoubé par Melloni, parrainé par Macron (chapitre 10) et le contexte économique « incertain », d’autant plus que le projet économique présidentiel bat de l’aile : les sociétés communautaires n’ont pas réussi et la réconciliation pénale n’a pas abouti (chapitre 12).

Où va la Tunisie ? L’auteur admet modestement que les perspectives sont « floues ». La conclusion de cet essai bien documenté, écrit d’une plume incisive et dialoguant avec ceux qui écrivent sur la Tunisie, est à méditer : « La facilité avec laquelle la dictature s’est réinstallée renseigne sur l’état de la société et des élites. »

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