Youssef Qaradhaoui en Tunisie, une visite polémique
Les visites de prédicateurs et de cheikhs de l’islam radical et politique se multiplient en Tunisie post révolutionnaire, et sèment la discorde dans les rangs d’une société tunisienne de plus en plus divisée. Ainsi ce sont deux Tunisies qui se sont fait face hier jeudi dans deux comités d’accueil distincts du controversé cheikh Qaradhaoui, accueilli en grande pompe par les partisans d’Ennahdha, sous les sifflets et les insultes par des protestataires anti « cheikhs des pétrodollars ». (Photo AFP)
Au moment même où Nessma TV et la liberté de la presse étaient jugées pour blasphème à Tunis le 3 mai à la mi-journée, et que des Tunisiens indignés par cet affront fait à la Journée mondiale de presse manifestaient aux abords du Tribunal, à quelques kilomètres de là, aéroport Tunis-Carthage, une autre Tunisie était en fête, presque hors du temps, pour célébrer une énième revanche d’un chef de file de l’islam fondamentaliste sur la Tunisie de Ben Ali.
L’évènement pour les quelques centaines de jeunesses d’Ennahdha et des leaders au grand complet du parti islamiste, c’était l’arrivée en véritable rock star d’un de leurs pères spirituels, le cheikh aux 80 ouvrages, Youssef Qaradhaoui, banni de Tunisie depuis des années.
Quelques semaines auparavant, le télévangéliste d’origine égyptienne avait été interdit de congrès de l’Union des organisations islamiques de France fin mars par Nicolas Sarkozy, lui qui dispose pourtant d’un passeport diplomatique délivré par l’Emirat du Qatar où il réside.
« Ich bin ein Tunisian ! »
En foulant le sol tunisien, le cheikh octogénaire y est allé de sa petite formule : « Aujourd’hui, je me sens tunisien ! », s’est-il vanté, dans une déclaration qui n’est pas sans rappeler celle de John F. Kennedy en juin 1963 (« je suis un Berlinois »), en arrivant en Allemagne. Avant de poursuivre « J’ai toujours su que la Tunisie se libérerait un jour ».
Mais c’est Rached Ghannouchi qui l’a précédé en ne tarissant pas d’éloges sur le cheikh pour qui il n’a jamais caché son admiration : « C’est un grand jour pour l’Islam en Tunisie, un grand jour pour la Révolution », s’est-il félicité.
Cependant, la phrase de Ghannouchi qui fait polémique est celle qui a suivi : « Le cheikh a eu un rôle immense au service de la révolution. Il a exhorté et appelé à cette révolution. Il n’est pas seulement le cheikh des Ulémas, mais aussi celui des révolutionnaires ».
Le cheikh, en sa qualité de consultant de la chaîne Al Jazeera sur les questions religieuses, a en effet soutenu tous les soulèvements arabes, tunisiens, yéménites, libyens et syriens, mais toujours sous l’angle du soutien de l’islam politique en alternative à la dictature.
C’est ce qui lui vaut une profonde détestation de la part des nationalistes tunisiens et arabes, qui lui reprochent non pas le projet de société ultra conservateur qu’il défend, mais le fait d’être « le cheikh de l’OTAN » selon eux, et « l’allié des Américains. »
Pourtant, il fut un temps où Qaradhaoui ne s’est pas montré si hostile à certains autocrates arabes dont Ben Ali. C’est ainsi qu’en 2009, il louait la sollicitude avec laquelle le président Ben Ali entourait les rites et la culture islamiques.
Un relatif bide populaire
Ennahdha avait vu les choses en grand pour l’accueil de son idole. Pas moins de 21 bus avaient été affrétés tôt le matin pour transporter gratuitement le public du prêche principal de Qaradhaoui.
Celui-ci n’a pas eu droit à n’importe quel stade. C’est l’un des plus grands stades couverts du pays qui a été réquisitionné pour l’occasion, le Palais omnisports de Radès.
Si le stade était presque comble, les quelques milliers de spectateurs qui ont prié à même le stade lors d’une grande messe religieuse étaient quasiment tous des militants islamistes. Société civile et partis d’oppositions dénoncent des procédés rappelant l’ex RCD et s’interrogent aujourd’hui sur l’origine des moyens mis en œuvre.
Colère également de nombreux Tunisiens, après le constat, en direct à la télévision, de l’absence des élus Ennahdha à l’Assemblée constituante, partis accueillir le cheikh à l’aéroport, ce qui paralysa une partie de ses travaux déjà très en retard. Aéroport où étaient présents également le ministre des Affaires religieuses Khadmi ainsi que l’un des symboles de « l’islam modéré » en Tunisie, Abdelfattah Mourou.
Contre l’excision mais « pour les attentats suicide dans les pays en guerre contre les musulmans », contre la destruction des bouddhas par les talibans mais aussi hostile à la loi française contre le port de signes religieux à l’école, appelant à manifester contre le Danemark lors de l’affaire des caricatures du Prophète mais condamnant les attaques contre les ambassades occidentales, Qaradhaoui reste un authentique réactionnaire dont les quelques prises de position le faisant passer pour un modéré pour certains ont du mal à cacher son puritanisme.
Il inaugure aujourd’hui la première antenne de l’Union Internationale des Oulémas Musulmans en Tunisie. Nouvelle terre de pèlerinage, passage obligé de qui lorgne sur une future terre d’influence, cible à évangéliser sur le mode wahhabite, la Tunisie hypothèque un peu plus son avenir en l’absence d’une volonté politique de la part des deux autres présidences en dehors de celle du gouvernement, celle de la Constituante et celle de la République, qui ne dénoncent en rien l’instrumentalisation d’un parti politique de telles visites.
Seif Soudani