Une Tunisie plus que jamais divisée au sit-in du Bardo
C’est le spectacle d’une Tunisie profondément polarisée qu’a donné à voir ce qui est désormais convenu d’appeler le sit-in du Bardo. Parti d’un mouvement spontané aux demandes socio-politiques conjoncturelles, il a pris en 48 heures l’ampleur d’un débat national, celui de la confrontation idéologique entre deux Tunisies et autant de projets de société antagonistes.
Rappel des faits :
Mercredi 30 novembre, un rassemblement citoyen a lieu devant l’Assemblée constituante. Motif : deux jours auparavant, la troïka majoritaire à l’Assemblée fraîchement élue (Ennahdha-CPR-Ettakatol), déjà impopulaire auprès de la société civile pour le grand écart auquel elle contraint les deux partis de gauche, propose un texte de loi polémique à un vote préliminaire.
Jugé très en faveur du parti islamiste, il profite de l’organisation provisoire des pouvoirs publics pour conférer de larges pouvoirs au futur Premier ministre qui n’est autre que l’actuel numéro 2 d’Ennahdha, le tout dans le climat social tendu.
Le contexte est celui d’une patience arrivée à son terme de chômeurs toujours plus nombreux, et de frustration face à une autre demande légitime de transparence restée lettre morte : la retransmission en direct des débats de la Constituante.
On s’active alors dans les milieux associatifs mais aussi parmi les formations perdantes des élections, restées très vigilantes face à toute velléité autoritaire en tentation hégémonique post-révolution.
Même si le texte ne recueille pas les suffrages nécessaires au niveau d’une des commissions ad hoc pour passer en l’état, et même si Ennahdha a reculé sur plusieurs articles, sous la double pression de cet échec et de la rue, la mobilisation ne faiblit pas.
Ils sont 3.000 Tunisiens à s’être massés au premier jour de la contestation spontanée, à l’appel du réseau Doustourna et du collectif Mouvement du 24 octobre, le double le lendemain. Un seul mot d’ordre : ne pas relâcher la pression sur les élus.
Forts d’un soutien populaire plus massif que prévu, les leaders de la nouvelle opposition radicalisent la lutte : le soir-même, ils décident de camper sur place, dans un sit-in qui prend une allure de déjà vu, celle des désormais célèbres Al Kasbah 1 et 2. Peu importe si la contestation se banalise : on demande à présent le retrait pur et simple des articles incriminés.
Mais les partisans d’Ennahdha préparent déjà la riposte : même si la ligne officielle du parti est de ne pas céder contre ce qu’il considère une provocation, sa base populaire de moins en moins sous contrôle en ces temps d’arrogance post succès électoral, décide d’une contre-manifestation samedi 3 décembre.
L’illustration d’une démocratie naissante
Le jour venu, des forces de l’ordre sur le qui-vive craignent la transformation de la Place du Bardo en vaste champ de bataille. Des barrières de sécurité sont installées séparant les deux camps, achevant de cliver un paysage de bataille rangée.
Le décor est planté pour une longue journée d’invectives, de joutes verbales et autres jets de bouteilles que peinent à contenir les services d’ordre respectifs. Dimanche, la tension est à son comble : le soir ce sont des jets de pierre qui font tomber les premiers blessés dans le camp libertaire, obligeant la police à intervenir pour disperser les assaillants.
Un peu plus tôt, aux drapeaux noirs religieux synonymes de bellicisme, les sit-inneurs ont simplement opposé une marée rouge de drapeaux tunisiens. Le patriotisme répondait au fondamentalisme. On pouvait lire côté sit-in : « Le peuple est musulman mais ne s’islamisera pas », ou encore « Musulmans ET démocrates ».
Face au saisissant symbole des troupes de chaque tendance politique se faisant face telles deux divisions d’armée voulant en découdre, les plus optimistes minimisent la gravité de ce qu’ils considèrent comme la manifestation saine d’une démocratie balbutiante.
« Après tout, nous voyons régulièrement de telles scènes dans les pays les plus démocratiques où des manifs dégénèrent entre la gauche et l’extrême droite », arguent-ils. C’est que le débat entre modernisme et conservatisme n’a jamais réellement eu lieu dans le pays depuis son indépendance, et peut-être fallait-il en passer par là pour crever l’abcès.
Vers un clash sociétal ?
Les coordinateurs côté sit-inneurs nous ont dès le départ confié leur souci de ne pas idéologiser le mouvement, mais force est de constater que l’idéologie s’impose à eux. Si, dans leurs communiqués, ils tentent d’éviter que la chose ne se transforme en affrontement « laïques conte anti-laïques », la nouvelle droite elle, religieuse, montre une volonté claire de revenir aux fondamentaux.
Pour ses militants, c’est en effet la gauche laïque qui s’emploie à entraver le travail de la coalition avant l’heure. « Des communistes athées », ou encore « des mécréants ! », pouvions-nous lire et entendre ici et là dans la foule des pro Ennahdha.
C’est là que réside sans doute la donnée la plus inquiétante pour la paix civile en Tunisie. Elle est propre aux sociétés non encore sécularisées : le risque de voir à l’avenir l’opposition à un pouvoir islamiste être criminalisée pour « offense à la religion », du moins dans l’esprit de la base populaire. D’où le slogan « Félicitations au RCD pour la nouvelle barbe », rencontré notamment au sit-in, allusion à l’ex parti hégémonique.
Si les dignitaires d’Ennahdha ont jusqu’ici prôné la retenue, la ligne dure au sein de leur militance semble prendre le dessus sur la discipline de parti. C’est elle qui prévaut dans la rue.
En choisissant de garder le silence, ce qui est aujourd’hui encore interprétable comme une neutralité de principe, peut demain devenir une complaisance tacite à l’égard de méthodes de milices qualifiées hier de « baltagis », avec des éléments salafistes ou ultra identitaires de plus en plus perçus par l’opinion comme le « bras armé » du parti au pouvoir.
Seif Soudani