Tunisie. Une vidéo troublante sur les relations entre les salafistes et Ennahdha
La vidéo que nous mettons en ligne ci-dessus montre une causerie organisée fin janvier dans la grande mosquée de Msaken. Elle suscite des interrogations troublantes sur le double discours d’Ennahdha, sur les relations entre ce parti et certains courants salafistes ainsi que sur le rôle saoudien dans la politique intérieure tunisienne.
Cette mosquée et sa ville sont le fief du cheikh Bechir Ben Hassan, l’un des principaux chioukh du salafisme tunisien. Il recevait fin janvier deux grandes figures religieuses :
-le Dr Sadok Chourou qui représente l’aile théologique conservatrice d’Ennahdha, homme respecté par beaucoup, y compris dans le camp non-religieux, et qui s’est distingué récemment à l’assemblée constituante en citant les châtiments corporels comme punition méritée pour les sit-ineurs et les grévistes. Cet homme est l’un des piliers du parti qu’il avait présidé pendant quelques années.
-le Dr Mohamed Moussa Cherif, célèbre prédicateur saoudien sur plusieurs chaînes salafistes et par ailleurs commandant de bord à la Saudi Airlines.
La causerie s’ouvre par un discours d’une trentaine de minutes, prononcé par l’invité saoudien. Comme on va le voir, l’ingérence dans les affaires politiques tunisiennes est manifeste. Avec la complicité du Dr Chourou et à l’initiative du cheikh Bechir Ben Hassan, un citoyen saoudien se mêle de politique intérieure tunisienne, dans l’enceinte d’une mosquée tunisienne, donnant des conseils et des directives : quel parti il faut soutenir, comment il faut descendre dans la rue, comment contacter les députés de la constituante, ce qu’il faut mettre dans la future constitution, etc…
Si on devait titrer sa conférence, elle s’appellerait : « Elections et islamisation de la Tunisie ».
« Nous voulons que cette société [tunisienne] soit conforme à la volonté de Dieu ». On ne sait pas ce qu’il veut dire par « nous » : les nombreux fidèles présents ? Les trois orateurs ? Les salafistes saoudiens ? Quant à la volonté de Dieu, il en est bien sûr le dépositaire et lui seul et ses semblables peuvent nous indiquer à nous autres pauvres hères ignares, en quoi elle consiste exactement.
Rapide leçon d’histoire ensuite : « la Tunisie n’a connu que deux grands événements, l’arrivée de l’Islam et le départ du dictateur ». Jusqu’à présent, la Tunisie était un pays « occidentalisé, coupé de son environnement arabo-musulman ». L’ennemi est vite désigné : il s’agit de « l’Occident », sans plus de précisions. Cet ennemi n’abandonnera pas facilement la partie. Il a « perdu une bataille », certes. Mais « les croisés et les sionistes sont en train de comploter contre vous, en ce moment même ». « Vous devez rester unis face à l’ennemi ».
« Ne soyons pas impatients pour réislamiser et ré-arabiser » ce pays qui a été occidentalisé. « Cela ne se fera pas en quelques mois. Faisons les choses progressivement » (bitadarroj).
La Tunisie traverse un moment historique, celui de la rédaction de la Constitution. A l’assemblée, il y a les « islamistes » et les autres (au choix : mauvais musulmans, mécréants, apostats, occidentalisés…). Il faut être derrière les islamistes pour les aider. Il faut que le message passe : « la rue veut l’islam ». Il faut le faire dans le respect des lois, ne pas créer de chaos. Mais faites passer le message, descendez dans la rue, « le peuple veut l’Islam » car les « ennemis de l’islam » (lesquels ?, les non-islamistes de l’assemblée ??) ne veulent pas apparaître ni contre l’islam, ni contre ce que veut le peuple. Contactez les députés, expliquez-leur. Les imams et les prédicateurs doivent eux aussi contacter les députés. Ne déposez pas les armes.
Le reste de la réunion est de la même eau. Sadok Chourou explique par exemple que l’humanité est divisée en trois : les croyants, les mécréants (koffar) et les hypocrites (faux croyants).
Un long passage est consacré aux médias, qui sont manifestement « contre l’islam ». L’illustre hôte saoudien explique qu’il faut absolument lancer « vos propres médias, y compris des chaînes satellitaires » et que les journalistes sont des « criminels ».
Une soirée étonnante, ponctuée d’outrances contre le pays et contre toute notion de démocratie, d’appels à la division entre Tunisiens, de stigmatisation d’une partie de nos concitoyens, dans l’indifférence, voire dans l’adhésion des deux autres orateurs ainsi que de l’assistance.
Ennahdha doit s’expliquer, car cette vidéo n’est pas un cas isolé. La Tunisie subit une véritable offensive de la part de prédicateurs salafistes étrangers.
Naceureddine Elafrite