Tunisie – « Une démocratie sans libertés ? » Hamadi Redissi réagit aux dernières dérives

 Tunisie – « Une démocratie sans libertés ? » Hamadi Redissi réagit aux dernières dérives

Pour Hamadi Redissi

On les pensait en partie dues au relâchement sécuritaire post révolution – pré élections. Mais les dérives intégristes au sein même des universités ont repris de plus belle en cette période post élections. Professeures chahutées, voire « dégagées » des salles de classe, défiance à l’égard du corps enseignant et de toute la hiérarchie administrative… Nous avons interrogé l’intellectuel Hamadi Redissi sur les sources potentielles de ces abus d’un genre nouveau, ainsi que sur le mode d’action le plus adéquat pour y faire face.

Rappel des faits : Vendredi 28 octobre, Rafika Ben Guirat, professeure à l’École Supérieure de Commerce de Tunis (Campus universitaire de la Manouba), doit subir sifflets et injures sur le chemin qui la conduit jusqu’à l’amphi théâtre où elle décide malgré tout de faire cours. Motif de l’animosité d’un groupe d’étudiants : sa tenue vestimentaire qui n’est pas du goût de certains étudiants. Une fois à l’intérieur, les invectives deviennent plus violentes, l’enseignante se sent menacée dans son intégrité physique et ne doit son salut qu’à l’intervention d’un autre groupe d’étudiants qui l’escorte jusqu’à la sortie.

Cet épisode, particulièrement médiatisé car survenu près de la capitale, n’est que le dernier en date d’une série d’incidents similaires qui touchent de plus en plus régulièrement les facultés tunisiennes depuis la rentrée universitaire, notamment à l’intérieur du pays. Après l’affaire de l’inscription d’étudiantes en niqab à Sousse, c’est le campus universitaire de Gabès qui, discrètement, voit s’installer la loi fondamentaliste de gardiens autoproclamés de la vertu. Depuis mardi 1er novembre, les restaurants universitaires n’y sont plus mixtes.

Une rentrée qui coïncide cette année avec le succès retentissant d’Ennahdha aux élections de la Constituante. Doit-on y voir une corrélation ? Pas nécessairement. Du moins pas directement. C’est que le plus important parti tunisien en termes d’effectifs et de militants peine à gérer sa base populaire. Celle-ci échappe fatalement à son contrôle lorsque des électrons libres décident d’agir de façon unilatérale, galvanisée par une victoire électorale qui, selon Hamadi Redissi, fait penser à certains nahdhaouis qu’ils ont « conquis le pays ».

Cependant, à en croire la liberté de ton (plutôt agressif) de la page officielle des Jeunesses d’Ennahdha, les dirigeants du parti sont au minimum coupables d’indulgence et de laxisme vis-à-vis de leurs troupes, malgré les dénis médiatiques. Ils sont aussi sans doute coupables de la rhétorique du « oui mais », condamnant d’un côté la violence et la justifiant à demi-mot de l’autre, au nom de « l’atteinte au sacré » dont les auteurs mériteraient en somme le sort qui leur est fait.

Réaction ferme des syndicats enseignants et de la société civile

Cette fois la réponse ne s’est pas fait attendre. C’est une véritable levée de boucliers de la part d’enseignants, majoritairement solidaires, qui a eu lieu dès hier jeudi 3 novembre. Hamadi Redissi nous a assuré que les réunions syndicales quotidiennes déboucheront à terme sur une grève d’une journée pour protester contre l’inaction des pouvoirs publics : le ministère de tutelle fait toujours preuve d’attentisme en ne décidant d’aucune sanction à ce jour.

Deux initiatives citoyennes sont aussi à signaler. L’une, remarquable de par sa spontanéité, a réuni quelques centaines de femmes indépendantes à la Place du Gouvernement de la Kasbah mercredi, pour faire pression sur la classe politique s’agissant de la sauvegarde des droits de la femme. Parallèlement à cela, une réunion plus structurée a été convoquée à la Cité des Sciences par le Forum des Universitaires Tunisiens.

A la question « Sur quoi faudra-t-il être vigilant durant la prochaine période en Tunisie ? », Redissi est catégorique : pour lui ce sont les libertés individuelles qui constituent l’enjeu majeur de cette année test à venir. « Les islamistes nous ont proposé une transaction : la démocratie sans libertés », ironise-t-il.

Le nouveau pouvoir politique sera certes d’abord jugé sur les textes que la majorité votera à la Constituante, mais la vigilance doit être de mise sur le terrain, là où se confrontent réellement des projets de société antagonistes.

L’université, traditionnellement à l’avant-garde des mutations sociales en Tunisie, donne à voir dès aujourd’hui les prémices d’une lutte acharnée entre l’aspiration à la modernité et la tentation de l’ordre moral.

Seif Soudani