Tunisie. Sit-in salafiste de la Manouba : du fait divers à l’affaire d’Etat

 Tunisie. Sit-in salafiste de la Manouba : du fait divers à l’affaire d’Etat

Au bord de la rupture

Le Courrier de l’Atlas a fait partie des premiers médias à couvrir ce qui devient aujourd’hui l’affaire du sit-in salafiste de l’Université de la Manouba. L’accélération des évènements ces dernières 24 heures nous donne raison a posteriori sur le potentiel explosif du bras de fer en cours. Un conflit dont les enjeux dépassent désormais ceux du campus universitaire où 8 000 étudiants sont pris en otage, pour revêtir une dimension nationale en ce qu’elle révèle probablement la nature du nouveau pouvoir en Tunisie.

 

Prenant acte de l’inaction des pouvoirs publics s’agissant de trouver une issue à la crise qui dure depuis le 6 décembre 2011, date de la fermeture de la Faculté des Lettres de la Manouba sur décision de son Conseil scientifique, des universitaires, enseignants et étudiants, ont décidé hier mercredi de manifester devant le siège du ministère de l’Enseignement supérieur.

Déterminés à attirer l’attention de l’opinion et d’exprimer leur ras-le-bol face au pourrissement d’une situation devenue intenable auprès de leur ministre de tutelle, ils ont choisi d’occuper à leur tour les locaux du ministère. Là, ils reçurent un accueil musclé des plus inattendus, 1 an après la révolution.

Un usage disproportionné de la force

Très vite, c’est l’escalade dans la violence. A peine quelques étudiants munis de slogans anti niqab avaient-ils mis les pieds dans le hall d’entrée, qu’une brigade entière de forces de l’ordre anti émeutes charge la foule par une porte dérobée, selon un dispositif visiblement bien rodé.

Nul n’est épargné. Des étudiantes et des journalistes qui filmaient la scène se retrouvent à terre et reçoivent des coups de matraque comme on n’en avait plus vus depuis l’ère Ben Ali.

Quelques heures plus tard, comprenant que les ordres d’intervenir, promptement cette fois, venaient du ministère de l’Intérieur, des journalistes interrogent le nouveau ministre de l’Intérieur affilié Ennahdha, Ali Laaridh, pour savoir s’il avait coordonné cela durant la matinée avec son confrère nahdhaoui Moncef Ben Salem.

Il se contentera de répondre, laconique, que « le gouvernement entend respecter le règlement intérieur des établissements universitaires », ajoutant qu’il « tient à titre personnel aux libertés individuelles ». Sous-entendu, la liberté de porter le niqab en classe et pendant les examens.

Soit la même rhétorique du « oui mais » propre aux dignitaires d’Ennahdha dans ces cas-là, qui, en l’occurrence, pose problème : on envoie des signaux au mieux ambigus, alors que la situation exige une volonté politique ferme et tranchée.

L’Etat, toujours absent ou désormais complaisant ?

Plus grave, c’est aussi un signal équivoque que le pouvoir exécutif envoie aux forces de police. Le risque est en effet qu’au lieu de devenir enfin une police républicaine, ce corps de métier ne passe d’une tutelle à une autre.

D’appareil répressif du régime de Ben Ali hier, la police, toujours politisée, se muerait alors en levier d’application de la volonté de ministres dont l’action est motivée par une idéologie conservatrice, davantage que par le sens du service de l’Etat.

Au moins deux faits récents nous permettent d’avancer cette lecture des évènements. Le premier est cet inquiétant état de déni dans lequel semble se complaire le nouveau ministre islamiste de l’Enseignement supérieur.

Celui-ci ne semble pas en effet prendre la mesure du blocage. Il imputait hier mercredi au micro d’Express FM la responsabilité de l’enlisement de la crise aux médias qu’il accuse d’amplifier ce qui selon lui reste un épiphénomène…

Le deuxième remonte à la période pré-électorale de la mi-octobre 2011, lorsque nous avions rencontré Hichem Meddeb, nouvel homme fort du ministère de l’Intérieur dont il était déjà bien plus que le porte-parole. A la fin de notre entretien, Meddeb nous avait confié en substance essentiellement deux choses.

Il minimisait d’abord la mouvance salafiste qu’il considère comme marginale et appelée à se déliter dans une mouvance d’extrême droite telle qu’il en existe dans les démocraties occidentales. Il affirmait ensuite que « les forces de sécurité intérieures accepteront le nouveau pouvoir choisi par le peuple et coopéreront avec lui ».

Vers une banalisation du salafisme

Nul doute que ce dont nous sommes témoins aujourd’hui n’est pas un fait isolé d’extrémistes parachutés de l’extérieur sur la société tunisienne. Il est le fruit d’une droitisation progressive de la société en l’absence de pédagogie laïque pendant plusieurs décennies, qui aboutit aujourd’hui à l’émergence d’une ultra droite se partageant avec l’Etat l’usage de la force.

Or, là où hier l’Etat post révolutionnaire en ruines n’avait pas la légitimité nécessaire pour s’interposer, aujourd’hui un gouvernement est constitué, et son inaction ne saurait dorénavant se soustraire à une interprétation au minimum de complaisance, voire de bienveillance envers le salafisme.

Au bord de la rupture, la situation à la Faculté des Lettres de la Manouba sent le soufre et pourrait être la première erreur stratégique du nouveau gouvernement, mais aussi l’étincelle par laquelle un conflit sociétal germé menace d’éclater en émeutes en règle, à une semaine du 1er anniversaire d’une révolution pour la dignité et la liberté.

Seif Soudani