TUNISIE- Rached Ghannouchi se veut rassurant mais ne rassure pas totalement

Les propos de Rached Ghannouchi, samedi soir sur la chaîne Hannibal tv, ne sont pas totalement rassurants pour tous ceux dont l’objectif est l’instauration d’une démocratie dans notre pays.

Depuis qu’à la mi-septembre, le parti Ennahdha avait publié son programme, nous lui avions accordé sur ce portail et dans notre magazine mensuel, le bénéfice du doute. Nous avions même été très agréablement surpris par ce programme qui reconnaît la  liberté de croyance et qui s’inscrit en faux contre tous les clichés que l’on lit dans la presse internationale. Car on doit juger les politiques sur leurs programmes et leurs actes, plutôt que sur des intentions qu’on leur prête. Les propos de Rached Ghannouchi, samedi soir sur la chaîne Hannibal tv, ne sont pas totalement rassurants pour tous ceux dont l’objectif est l’instauration d’une démocratie dans notre pays.

En préambule de cet article, rappelons de nouveau qu’une démocratie n’est pas la dictature de la majorité sortie des urnes. Et qu’une constitution rédigée par une assemblée sortie des urnes, n’est pas obligatoirement une constitution démocratique. Il faut de la vigilance pour s’assurer qu’elle l’est réellement.

D’abord, on va commencer par lister les points significatifs des propos de M. Ghannouchi, c’est-à-dire ceux que l’on peut juger conformes ou pas à ce que doit être un Etat démocratique, un Etat de droit :

– Le Code du statut personnel, CSP, ne sera pas touché, « il est pour sa plus grande partie un ijtihad (effort d’interprétation, exégèse) de la part d’un grand âlem musulman de l’époque ». « Al Hakem (le gouvernant) peut interdire ce que Dieu a autorisé s’il y voit un intérêt pour la oumma (nation) ».

R. Ghannouchi parle, et il le fera souvent, en tant que leader spirituel, théologien, homme de religion, plutôt que comme un leader politique qui vient de gagner les élections.

Pour lui, la norme sociale et juridique, reste la religion. La religion est normative.

L’alcool est « illicite » au regard de la religion mais il ne sera pas interdit. « L’interdiction est inefficace ».  Il rappelle le grand échec de la prohibition dans les années 1920 aux USA. « L’Etat n’a pas à se mêler d’interdire, ou de contrôler la consommation d’alcool. La règle est la liberté. Mais il y aura la société civile, des associations, des centres culturels, qui feront un effort de persuasion. Il faudra convaincre, pas contraindre ».

Là encore, la norme est religieuse. On ne sait pas ce qu’il entend exactement par société civile. S’agira-t-il d’associations anti-alcooliques ce qui est parfaitement acceptable et même recommandé, ou bien de ligues de la vertu religieuse ?

– « L’arabisation ne se fera pas au détriment des langues étrangères, anglais, français, chinois… ». « Les choix tels que l’arabisation, la culture,  l’enseignement doivent être consensuels et non pas changer au gré de la politique et des partis. »

-« La Tunisie a de grands artistes ». Mais à aucun moment il n’a dit qu’il n’y aura pas de censure.  Même s’il a rappelé, plusieurs fois, comme dans le programme du parti d’ailleurs, que la liberté est la règle.

Il dit comprendre que le public puisse être offensé par les scènes d’un film et manifester son mécontentement, à condition « que cela soit d’une manière pacifique ».

A plusieurs reprises, il insiste sur la non-violence et le mode d’expression pacifique.

– « Hizb Ettahrir a le droit d’avoir un visa et une existence légale, du moment qu’il agit d’une manière pacifique ». « J’espère que son recours à la Justice aura un résultat favorable ». Pour mémoire, Hizb Ettahrir est la filiale d’un parti oriental qui rejette absolument la démocratie et les élections. Son programme, dont nous nous sommes déjà fait l’écho, est surréaliste : le calife (qui est le chef de l’Etat) est désigné à vie. Et tout est à l’avenant… R. Ghannouchi veut légaliser un parti ouvertement, explicitement non démocratique.

L’unité arabe : il élude ce point, probablement en raison de déclarations passées (en Egypte par exemple) où il disait que l’Etat national n’est qu’une étape vers un grand ensemble califal arabo-islamique. On ne saura pas de sitôt ce qu’il pense réellement d’un ensemble constitué par la Tunisie, la Libye et l’Egypte, comme le suggérait le journaliste.

– Les Tunisiens auront le choix :  « les hôtels seront autorisés à servir l’alcool ou pas, comme je l’ai vu en Turquie ». Egalement, dans le domaine financier, « il y aura des produits islamiques, et d’autres pas. »  « Nous voulons rassurer les investisseurs, protéger les investissements, sans eux la Tunisie ne sortira pas de ses difficultés, ce sont les investissements qui créent les emplois ».

Bourguiba : Rached Ghannouchi n’arrive toujours pas à maîtriser sa haine, c’est souvent le cas d’ailleurs. Il n’a pu s’empêcher de le traiter de « premier makhlouaa » (littéralement, celui qui a été démis, limogé, par le peuple, allusion à ce surnom dont on qualifie Ben Ali). « Nous ne voulons ni le sacraliser, ni le statufier ». Le journaliste lui tend la perche, insiste « adhkourou amwatakom bikhair, allah yarhmou ». Rien, silence.

Plus tôt dans l’entretien, il avait dit que dans le CSP, Bourguiba n’avait apporté que deux articles et que tous les autres avaient été le fruit du travail d’un exégète tunisien de l’époque.

– Ghannouchi a rappelé à juste titre que la violence n’a jamais été LA stratégie d’Ennahdha. Mais les actes terroristes de 1987 et 1991, commis probablement à titre individuel par des militants du mouvement, ont été passés sous silence.

Au final, le parti Ennahdha de Rached Ghannouchi arrive aux affaires avec une vraie volonté d’être conciliant et de rassurer à la fois ceux qui n’ont pas voté pour lui, et les investisseurs.

Mais plusieurs lignes de son discours restent mouvantes et ambigües.

Une fois installé au gouvernement, ce parti va être confronté aux dures réalités de la gestion des affaires publiques :

– S’il n’est pas davantage rassurant sur les libertés individuelles, le tourisme va stagner ou décliner. On a eu les premières alertes avec les annulations en provenance de France et d’Allemagne, et avec un premier avertissement de la bourse locale.

– Sur le plan économique, le pays possède d’énormes potentialités. Mais les investisseurs ont besoin de stabilité, de prévisibilité. Ce qu’il dit n’est pas encore suffisant.

– Les limites économiques, celles des relations internationales, vont lui imposer davantage de pragmatisme.

Mais les vraies inquiétudes concernent les libertés individuelles et l’enseignement. Ghannouchi n’a pas voulu ou pu, être plus précis dans ces deux domaines décisifs. C’est en effet là que l’on pourra soit parachever une construction démocratique, soit installer insidieusement une dictature, déguisée en démocratie.

Pour lui, la norme juridique et sociale ne peut provenir que d’un référentiel religieux. C’est antinomique avec la volonté des Tunisiens et avec l’objectif de la révolution : construire une démocratie, donc un Etat de droit, donc un système où le droit est autonome, évolutif, selon les intérêts et les contextes. Est-il réellement possible de construire une démocratie quand les dirigeants puisent les sources normatives dans le référentiel religieux ? La religion doit rester affaire individuelle.

Rached Ghannouchi fait partie de ceux, très nombreux, qui sont convaincus que seule la religion est source de morale et de normativité. Or, l’évolution de l’humanité a bien montré que l’éthique et les valeurs (universelles par exemple) peuvent être le fruit de la Raison.

Nous aurions aimé croire et nous avons cru  à un certain moment, qu’Ennahdha deviendrait un parti conservateur tout simplement. Mais le référentiel religieux reste trop présent dans leur pensée, dans leur programme tel que le leader l’a exprimé, et cela nourrit des interrogations.

Le mélange entre le politique et le religieux se banalise, alors qu’il est censé être interdit par les lois tunisiennes. Ghannouchi dit que les mosquées doivent rester neutres, à l’abri de la politique, mais il ne peut pas ignorer que beaucoup d’entre elles ont fait campagne pour son parti.

Et comment ce parti va-t-il lire l’histoire de la Tunisie? Carthage et les cités puniques? L’amazighité?

Et où est passée la dawla madania (Etat civil ou séculier) dont Ennahdha se réclame dans son programme?

La victoire d’Ennahdha a alimenté pas mal de débats au sein des milieux libéraux arabes. La plupart des grands auteurs, tels que Chaker Naboulsi, estiment que l’arrivée des islamistes ou des partis à référentiel islamiste aux affaires est une nécessité. Il est également important que les opinions sachent que modernisation ne signifie pas occidentalisation et que laïcité ne signifie pas athéisme.

Le fait islamique, dans tous les pays arabes, est omniprésent, pour diverses raisons. L’ignorer aurait été une grave erreur.

L’arrivée des islamistes aux affaires était donc inéluctable. Mieux vaut cela que leur exclusion. L’anathème n’était pas la bonne solution.

Maintenant, à l’épreuve des responsabilités, ils vont soit évoluer, soit échouer. Dans les deux cas, ce sera tant mieux pour tous.

Quant à la Tunisie, il est certain que des franges entières de l’opinion vont rester vigilantes sur les libertés individuelles, l’égalité citoyenne, les droits des femmes et la culture (dont l’enseignement). La pression sociale religieuse est en train de s’accentuer, selon de multiples témoignages, dans l’espace public et les institutions d’enseignement notamment. C’est sur ces registres que l’on verra si la Tunisie devient ou pas une démocratie. Les élections n’étaient qu’une étape.

Naceureddine Elafrite