Tunisie : Qui a inventé «Dégage!» le mot de l’année ?
Elu mot de l’année récemment par un jury français au Festival du mot 2011 (succédant à « dette » en 2010), le 5 juin dernier à La Charité-sur-Loire dans la Nièvre devant 15.000 personnes, le terme n’en commence pas moins à susciter un début de polémique, notamment dans la blogosphère tunisienne, autour de sa paternité, nombre d’acteurs de la révolution du Jasmin revendiquant la primeur de l’usage de l’expression.
Tarak Mekki, père légitime
Même si l’humoriste Lotfi Abdelli, auteur d’une vidéo unanimement saluée pour son courage la veille du 14 janvier, invitant Ben Ali « vieux clown périmé » à dégager, un examen précis des dates donne sans conteste une filiation plus légitime au politicien tunisien Tarak Mekki, qui se réjouit lui-même à juste-titre de son avant-gardisme dans l’emploi de ce mot très tôt, dès l’été 2010, lui l’autodidacte de la politique ayant ainsi fait mouche en initiant ce qui devait devenir plus qu’une mode, un véritable phénomène de société.
Une vidéo encore visible sur le channel de ce dernier, est en effet datée du 10 janvier 2011 : Ponctuant un discours caractéristique du politicien, en tunisien dialectal, « dégage » y prend pour la première fois des accents d’impétueuse injonction, sans doute reprise le même jour dans ses premières occurrences dans la rue tunisienne, pour aboutir à ce qui devint un grand moment historique le matin 14 janvier devant le ministère de l’intérieur, Avenue Habib Bourguiba, où une marée humaine scanda un « dégage » sonnant comme définitif cette fois, à l’adresse du président déchu depuis, y enjoignant le geste à la parole d’un revers de main en parfaite synchronisation quasi chorégraphiée, entendant le déloger symboliquement de ce bâtiment symbole de l’autoritarisme policier.
Dérive populiste ou usage encore d’actualité ?
Président du jury du Festival du mot cette année, le sémillant Stéphane Hessel surfant sur la vague du succès de son dernier ouvrage « Indignez-vous ! » du haut de ses 93 ans a déclaré : « c’est une incitation à mobiliser tous ceux qui en ont marre d’une situation politique qui leur nuit gravement. Cela s’applique parfaitement au cas de l’Egypte et de la Tunisie. Je me réjouis de voir que les Tunisiens ont utilisé à un bon vieux mot de la langue française pour se débarrasser d’un tyran ».
Pourtant, dans certains milieux en Tunisie, surtout parmi ceux qui se sont « remis au travail », engagés dans la reconstruction du pays, l’expression commence à lasser. Du simple professeur au PDG, en passant par les membres du gouvernement provisoire, beaucoup de dépositaires d’une autorité institutionnelle ont fait l’amère expérience, le plus souvent sans même avoir le moindre lien avec l’ancien régime, se plaignent-ils, de cette volonté, comme par émulation généralisée, de renverser l’ordre établi, quel qu’il soit, en en chassant les représentants.
C’est ce qui arriva vendredi 10 juin à Najib Zakraoui, directeur des affaires sociales à la Banque Centrale de Tunisie. Pris à partie par une foule venue réclamer son départ et plus de transparence à la tête de son administration, celui-ci s’en est pris à eux véhémence : n’entendant pas se laisser faire parce qu’il a qualifié de démarche contre-productive, il a en outre gratifié les protestataires d’un geste pour le moins inélégant, repris depuis dans une séquence qui fait le tour des réseaux sociaux tunisiens, tantôt indignés tantôt amusés de ce qui est symptomatique d’une certaine cacophonie qui s’installe désormais entre la classe dirigeante et une frange de la contestation.
S.S.