Tunisie – Quand Ennahdha célèbre la femme
Un parti islamo-conservateur qui entend célébrer à sa façon la journée de la femme tunisienne, l’annonce avait de quoi en surprendre plus d’un. En montrant son intention de ne pas laisser la cause féministe au monopole des partis de la gauche progressiste, Ennahdha avait suscité jusque la curiosité des agences de presse et des médias internationaux, en ces temps pré-électoraux où le parti est attendu au tournant : Reuters, l’AFP, France 24, etc. Tous nos confrères étaient au grand complet à l’entrée d’une salle de meeting déjà comble à 21h00 samedi soir au prestigieux Palais des Congrès de Tunis. Une audience et une ambiance qui contrastaient avec le petit attroupement, quelques encablures plus loin, où le PDM, Pôle Démocratique Moderniste, ne réunissait que quelques curieux en extérieur pour la même cause. Tout un symbole !
Le CSP en ligne de mire
Le décor est planté à la faveur de slogans consensuels mais dont certains appelaient au retour de l’ordre moral. Ainsi, l’on sait que nous sommes malgré tout en terrain islamiste lorsqu’on lit à l’entrée : « Pas de progrès pour la Femme sans pudeur et chasteté »…
Sur la forme, un effort de mise en scène manifeste avait aussi été très remarqué, notamment par le biais de la mise à contribution encore une fois de présentatrices non seulement non voilées mais à l’aspect vestimentaire décomplexé, comme pour prouver que le parti a définitivement franchi le pas en faisant tomber un tabou en la matière, le message leitmotiv de la soirée étant « voilée, non voilées, peu importe, toutes les femmes sont les bienvenues ».
Première surprise, le Code du Statut Personnel, loin d’être un sujet d’embarras, est au contraire récupéré à l’avantage d’officiels du parti qui prenaient même les devants en se le réappropriant. S’agissant de la question sensible de son maintien dans le cas vraisemblable ne serait-ce que d’une participation d’Ennahdha à la gouvernance et / ou la rédaction d’une nouvelle Constitution s’en inspirant autant que l’actuelle, consigne était visiblement donnée de répondre non seulement par l’affirmative mais que le texte serait même amélioré.
Membre du bureau exécutif, la charismatique avocate Farida Laabidi est mise en avant d’emblée, ne rechignant pas à rappeler à ses intervieweurs qu’elle est la chargée des affaires juridiques du parti, preuve s’il en est selon elle de la participation réelle des femmes au processus décisionnel en interne.
Dans une sortie remarquée, la juriste n’a pas hésité à se livrer à une relecture de l’histoire du CSP, en affirmant qu’il s’agissait en réalité d’un texte s’inspirant initialement d’une certaine lecture des textes coraniques, fruit de la réflexion dès 1952 d’un groupe de penseurs et théologiens de la Zeitouna, dont les travaux aboutirent à un « code législatif » religieux, « censuré par le protectorat français, rebaptisé et modifié en 1956, d’après ce qu’aurait démontré Ennahdha dès 1988 », rappelait-elle.
Autre annonce d’importance à l’occasion de cette réunion géante, le parti a une fois pour toutes exprimé sa position officielle quant à l’interdiction de la polygamie, après des mois de tergiversations et de signaux contradictoires : Ennahdhda ne remettra pas en question cet acquis du CSP dans son programme.
Interrogée en début de soirée par nos soins sur la possible venue du numéro 1 du parti, Farida Laabidi avait d’abord démenti. Mais devant le succès populaire et l’ampleur que prenait l’événement, Rached Ghannouchi a finalement été sans doute appelé à faire une apparition aussi improvisée que fracassante…
Entrée triomphale de Rached Ghanouchi, en clou du spectacle
Tel une rock star, le leader du parti pénétra la salle en milieu de soirée sous des acclamations et une ferveur telles, qu’elles peuvent légitimement rappeler le type de plébiscite voire de vénération dont les tunisiens avaient coutume sous l’ancien régime de Ben Ali. Même s’il s’agit là d’une grande messe partisane des militants du parti, quelques extraits publiés par Le Courrier de l’Atlas en exclusivité ne manquèrent pas de faire réagir web et blogosphère tunisiens, généralement indignés notamment de la symbolique du baiser sur le front du chef islamiste, perçu comme un geste d’adoration servile, ou encore des acclamations religieuses et folkloriques face à celui qui fut présenté comme le défenseur des causes de la femme depuis des décennies.
Pour son intervention écoutée religieusement, ce dernier s’est fait le chantre de la révolution du 14 janvier qui ne se serait pas faite sans le concours des femmes des zones les plus reculées du pays, se présentant comme le champion des catégories les plus défavorisées et des régions rurales « abritant les mères des martyrs ». Pour lui les partis défendant d’autres causes telles que la laïcité ne font que « distraire le peuple des vrais objectifs de la révolution ».
En fin de soirée, c’est le controversé rappeur Psycho M qui devait achever de rendre hommage à la femme tunisienne. Présenté comme « chanteur engagé », l’artiste qui verse volontiers dans le conspirationnisme le plus salafiste et identitaire est encore sous le coup de plusieurs plaintes en justice de la part d’autres artistes dont des femmes laïques connues pour leurs positions modernistes, et qu’il aurait indirectement menacées de mort, responsables pour lui de la décadence du pays, lui le nostalgique de la grandeur d’une époque révolue.
Un casting que les femmes vivant depuis sous protection policière apprécieront.
Seif Soudani