Tunisie. Outrage au drapeau, la « sale affaire » de trop
Le feuilleton qu’est l’affaire du port du niqab à la Faculté des Lettres de la Manouba est l’histoire d’un cycle infernal vers toujours plus de violence. Ces dernières 48 heures, le campus a connu une escalade qui pourrait cette fois être fatale à la cause des salafistes, avec un outrage au drapeau national qui coûte également cher politiquement à un gouvernement encore une fois à la peine pour réagir.
Rappel des faits
En début de semaine, un conseil de discipline s’est tenu à la Faculté des lettres de la Manouba pour statuer sur les événements de novembre à janvier qui avaient causé la suspension des cours et des examens, suite à un sit-in suivi de pressions diverses en faveur du port du niqab.
5 étudiantes en niqab et un étudiant ont écopé de sanctions : un avertissement, un blâme et deux expulsions de 6 mois pour les étudiantes selon le degré de leur implication, et une expulsion d’un an pour l’étudiant ayant utilisé un bien public, une salle de classe, pour la transformer en une salle de prière, avec incitation au non-respect du règlement intérieur.
Entre temps le démantèlement du sit-in salafiste avait nécessité l’intervention de la force publique via des unités d’élite de la police et de l’armée. Une option à laquelle rechignent les autorités, le recours à la force étant délicat dans l’enceinte de l’Université depuis la révolution et la fin de l’ère de la police universitaire, instaurée par le régime Ben Ali.
Depuis, la faculté n’a jamais véritablement connu d’apaisement, les harcèlements ayant été fréquents par les éléments salafistes qui avaient promis de revenir : professeurs et personnel agressés, haut-parleurs diffusant des chants religieux en pleine cour, prières fréquentes à-même la pelouse, et étudiants de l’Union Générale des Etudiants Tunisiens en proie à diverses escarmouches.
Aussitôt les sanctions du conseil de discipline annoncées, les étudiants salafistes, aidés par des renforts intégristes extérieurs, entendaient donc réagir hier mercredi en employant les méthodes habituelles des groupuscules d’extrême droite. Des méthodes basées sur l’intimidation et la provocation.
A l’issue d’une matinée tendue ayant connu le rassemblement des deux camps (UGET et salafistes) devant le portail de la fac, un jeune en qamis escalade le mur extérieur pour arracher le drapeau tunisien et le remplacer par un drapeau noir djihadiste. Le drapeau national est déchiré. Un délit passible d’un an d’emprisonnement.
Une étudiante de l’Institut voisin (l’IPSI), Amel Aloui, n’écoute que son courage : elle le poursuit et s’interpose, mais est violemment jetée à terre. La scène qui fait le tour du web lui vaut d’être portée au rang d’héroïne nationale.
Une affaire d’Etat
Le soir-même, la TV nationale a beau reléguer l’incident en deuxième titre au JT de 20 heures et renvoyer dos à dos les « versions » du doyen et des salafistes, l’affaire prend des proportions d’affaire d’Etat.
Le communiqué publié par Ennahdha, qui ne fait qu’appeler au calme, semble dépassé par les évènements.
Des étudiants en colère, venus de la Manouba et d’autres campus, occupent les locaux du ministère de l’Enseignement supérieur jusqu’en début de soirée pour protester contre son inaction.
C’est un ministre de l’Intérieur visiblement en difficulté qui est contraint d’intervenir lors d’un débat télévisé en seconde partie de soirée. Ali Laâridh, une fois prononcées les condamnations d’usage, s’y livre à une lecture pour le moins étonnante des évènements.
Il fait porter la responsabilité de l’enlisementde la situation au doyen Habib Kazdaghli, qu’il accuse de mauvaise foi, de « privilégier le pourrissement de la situation à des fins politiques », en ne coopérant pas assez avec les autorités… Les pages islamistes s’en félicitent.
Or, de l’aveu-même des fauteurs de troubles, le doyen a tout fait pour arriver à une sortie de crise, allant jusqu’à promettre d’aider les étudiants impliqués dans le sit-in à dans leur parcours universitaire, s’ils se plient au règlement intérieur.
Laâridh est tout aussi peu convaincant lorsqu’il axe ensuite son raisonnement sur le bien-fondé de la non-ingérence, les évènements en question « ayant lieu dans l’enceinte sacrée de l’université ». Les vidéos qui continuent d’affluer montrent en effet que les affrontements les plus violents ont eu lieu à l’extérieur, lorsque les salafistes ont pourchassé des étudiants, faisant 5 blessés dont 3 graves, transportés aux urgences.
Une normalisation du fascisme
Plus problématique encore, la rhétorique employée par le ministre de l’Intérieur et celui des Droits de l’Homme qui intervenait plus tôt sur un ton plutôt léger : elle est basée sur l’esprit conciliant consistant à privilégier la pédagogie.
Il s’agit de marteler que ces militants de la droite extrême sont « nos enfants après tout», « tous des Tunisiens », que leur tort est de « défendre l’islam maladroitement », « qu’ils ne savent pas ce qu’ils font », qu’il faut « leur apprendre la gravité de leur geste », et toutes sortes de tournures qui, au fond, dédouanent et disculpent des méfaits pourtant souvent méthodiques et prémédités.
Car l’hostilité que voue l’ultra droite religieuse aux valeurs véhiculés par le drapeau de la Tunisie moderne et son hymne aux accents universalistes ne datent pas d’hier et n’ont rien d’inconscient. Il s’agit d’une contre-culture totalitaire et réfléchie.
Si les ministres issus d’Ennahdha ne prennent pas la mesure de ce type d’affront à la République, par trop de complaisance vis-à-vis de leur base et de leur aile droite, et si ses alliés du CPR et du FDTL continuent à se contenter de publier des communiqués (alors qu’ils sont censés gouverner), alors un scénario se précise : le gouvernement Jebali ferait dès demain face à un vaste mouvement de désobéissance civile.
L’Histoire qui est en train de s’écrire sous nos yeux montre qu’à force de mettre sur le même plan militantisme laïque et militantisme fasciste, ce dernier finit par imposer sa loi et s’auto exclure du débat démocratique.
Seif Soudani