Tunisie – Naissance d’un pôle conservateur

La fronde anti gouvernement continue de s’organiser en Tunisie. En se structurant le weekend dernier au travers d’un projet de coalition plus large autour d’Ennahdha, le noyau dur des « anti » ajoute 4 autres partis politiques à l’alliance initiale déjà controversée entre le parti islamiste et le Congrès Pour la République (CPR) de Moncef Marzouki.

Si les regroupements et les stratégies d’alliance sont monnaie courante à l’approche d’élections, surtout lorsque le contexte est celui d’une pléthore de micro partis ayant tout intérêt à se rassembler pour exister, la composition de cette nouvelle coalition a cependant de quoi surprendre : sa nature pour le moins hétéroclite fait débat et pose encore une fois la question des limites du consensus en politique.

Les partis concernés sont, hormis les deux partis précités : le Parti pour la Réforme et le Développement (PRD), le Mouvement de l’unité populaire (MUP), le Mouvement du Peuple Unioniste Progressiste (MPUP) et le Mouvement des Démocrates Socialistes (MDS).

 

Un échange de bons procédés

Depuis son intégration au Conseil de l’Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, Ennahdha ne cesse de répéter son attachement au consensus comme seul moyen garantissant une légitimité aux prises de décisions au sein de l’instance, en l’absence de légitimité par les urnes, d’autant que les partis islamistes sont généralement enclins à ce mode de gouvernance par la « choura », sorte de pourparlers permanents préconisés par l’islam.

En pratique, ceux qui ont eu à négocier avec la droite islamiste savent à quoi s’en tenir : derrière une bonne volonté affichée se cache souvent une intransigeance rigide dans les demandes et un boycott quasi systématique en cas de non obtention de concessions politiques. Des compromis sont souvent exigés par Ennahdha, fort de son poids populaire, mais presque jamais concédés en retour.

C’est ainsi que le parti de Rached Ghannouchi quitta très tôt la Haute Instance de Ben Achour, rejoint plus récemment par le CPR, et que germa l’idée d’un contre-pouvoir initialement anti instance, mais aussi désormais anti gouvernement provisoire, accusé par Hamadi Jebali, numéro 2 d’Ennahdha, de « retour aux pratiques autoritaires de l’ancien régime » dans son communiqué scellant l’alliance en question dimanche dernier.

Concrètement, qu’ont à gagner les uns et les autres à une telle manœuvre ? Ce qu’il est à présent convenu d’appeler les 5 partis satellites d’Ennahdha ont tout à gagner politiquement: il est évident qu’elle les sort de la marginalité en leur donnant une tribune et une existence dépassant l’anecdotique existence sur le papier à laquelle ils étaient jusque-là catonnés pour la plupart.  Les membres de cette union des six ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : ils refusent d’employer le terme alliance et lui préfèrent celui d’« entente pragmatique ».

Quant à Ennahdha, le parti aspirerait en revanche selon certains analystes à capter une audience et un électorat potentiel nouveau qui lui donnerait du moins une apparence plus républicaine et plus fréquentable. De quoi pousser d’aucuns à employer l’expression de cheval de Troie pour qualifier ce à quoi servent ce qu’ils appellent des « idiots utiles » de l’islamisme.

 

Un pot-pourri idéologique

Calculs politiciens mis à part, qu’est-ce qui peut bien lier sur le plan strictement idéologique un tel mélange de partis allant de la gauche historique (MDS) à la droite (voire extrême droite) ultra conservatrice (Ennahdha), en passant par la droite nationaliste panarabiste du MPUP ? Rien pour beaucoup d’observateurs, si ce n’est la tactique du ralliement au plus fort, en l’occurrence Ennahdhda, qui recueille à ce jour le plus d’intentions de vote selon les sondages d’opinion.

Si Ahmed Mestiri, fondateur du MDS, officiellement retiré de la vie politique, a fait une sortie remarquée au micro d’Al Jazeera fustigeant ce qu’il a appelé une « contre-révolution qui se met en place en Tunisie », il n’a pas convaincu faute de preuves, et subit déjà de vives critiques, voire l’indignation de la gauche tunisienne, qui lui reproche une non intervention pour dissuader les cadres du parti qu’il a créé de l’alliance contre-nature qui décrédibilisera durablement son parti d’opposition socialiste historique.

D’autres pensent que le parti est au contraire fidèle à lui-même, lui qui en 1989 avait cru comme toute l’opposition de l’époque à la promesse d’ouverture de Ben Ali, et participa aux élections législatives sans présenter de candidats aux présidentielles. À cette occasion, le MDS refusa déjà de faire front commun contre les islamistes d’Ennahdha.

Et ce n’est pas la justification apportée par les partis de la coalition dans le communiqué de dimanche qui convaincra l’opinion de son bien-fondé : ils prétextent en effet « la nécessité de libérer immédiatement tous les détenus politiques arrêtés lors des derniers événements de la Kasbah, ceux du Mouvement du peuple unioniste progressiste (MPUP) de Siliana et tous ceux qui ont été arrêtés dans le cadre des protestations politiques pacifiques ».

Une demande conjoncturelle qui masque mal la réalité d’une coalition que d’aucuns qualifient déjà de « Pôle conservateur », dont la formation ne peut que faire penser à une réponse politique réactionnaire au PDM, Pôle Démocratique Moderniste, regroupement d’une dizaine de partis progressistes et laïques de gauche / centre-gauche dont Ettajdid, formé il y a deux mois et suscitant déjà l’espoir d’un front républicain plus large qui pourrait, s’il arrivait à attirer de plus grands partis (Ettakattol et le PDP étaient déjà à la dernière marche pour une transition démocratique aux côtés du PDM), faire barrage au raz-de-marée électoral attendu d’Ennahdha.

Seif Soudani