Tunisie: Moncef Marzouki ou les limites de l’apolitisme

Pour son émission en prime time « Hiwar fil omek » (Débat de fond), Hannibal TV, la chaîne qui arbore depuis peu ni plus ni moins que « La voix du peuple » comme slogan en sous-titre à son logo, a reçu dimanche soir le militant et homme politique tunisien Moncef Marzouki, pour débattre de divers sujets en rapport avec l’actualité politique du moment en Tunisie. Le chef du CPR (Congrès Pour la République), qui jouit d’une popularité en nette hausse dans les sondages d’opinion, y a réitéré une fois de plus sa volonté d’instaurer ce qu’il appelle des « conférences nationales ». Sauf qu’il s’avère que ce plaidoyer concerne non pas des événements ponctuels organisés à titre consultatif ou académique, mais bien une forme de gouvernance à part entière, permanente, dont il a affirmé qu’elle est selon lui la solution aux divisions politiques, « aucun parti ne détenant la vérité absolue » et encore moins la solution miracle aux problèmes des tunisiens.

La cohabitation, un mal nécessaire, pas une fatalité

Quels sont à ce jour les précédents historiques d’un tel type de démocratie ? Dans les pays non encore sécularisés et où prime une logique sociale faite de clivages confessionnels et / ou ethniques comme l’Irak, et dans une moindre mesure les Balkans, les Etats-Unis et la communauté internationale durent se résoudre à la réalité de la nécessité d’un partage du pouvoir entre groupes confessionnels et ethniques, le parlement irakien étant aujourd’hui une mosaïque reflétant ces sensibilités diverses, et les postes clés de l’Etat répondant à des impératifs de répartition ethnique tacites.

Or, la Tunisie est un pays qui, plus que jamais après la révolution, a une vrai gauche et une vraie droite, la politique s’y basant sur des clivages idéologiques. Lorsque tel est le cas, comme dans les démocraties occidentales modernes, il existe certes le scénario des coalitions gouvernementales, la France de la Vème République ayant prévu le cas exceptionnel de la cohabitation en cas de perte de la majorité parlementaire, contraignant le Président au partage du pouvoir. Cependant tous ces cas de figure ne sont à l’ordre du jour qu’au lendemain d’élections, et plus précisément d’élections aux résultats serrés ne permettant pas l’obtention d’une majorité. Pourquoi dans ces conditions parler d’ores et déjà en Tunisie de partage du pouvoir, de surcroit entre 81 partis légalisés à ce jour, avant même la tenue d’élections libres ? Surtout le chef d’une telle entité (un CPR présidant à ces débats érigés en pourparlers) ne devient-il pas de fait un chef de l’Etat avant l’heure ? D’autant que, sachant que le CPR n’est pas un parti centriste, peut-on aujourd’hui dans le paysage politique actuel se targuer de n’être ni de gauche ni de droite, au risque de verser dans un certain populisme consensuel du « ni pour ni contre, bien au contraire !» ? Gouverner étant aussi savoir trancher, en dehors du consensus et du compromis, ces questions restent en suspens au vu de la nouvelle communication du CPR.

Quoi qu’il en soit, des analystes politiques n’ont pas manqué de remarquer qu’une telle proposition impliquerait une forme de gouvernance qui n’est pas sans rappeler les comités de quartier voulus par Kadhafi au lendemain de la révolution libyenne il y a près de 40 ans, au prétexte qu’une élite politique ne saurait représenter le peuple, ce qui conduisit le pays vers l’alternative d’une démocratie directe, à contre-courant des démocraties représentatives qui sont pourtant la norme aujourd’hui dans les pays les plus démocratiques, et avec les conséquences que l’on connaît pour la Libye voisine.

 

Ennahdha remise dans le giron de la république ?

Non content de défrayer la chronique en brouillant les pistes de l’échiquier politique traditionnel, Marzouki acheva de jeter le trouble sur sa stratégie récemment en procédant à ce que beaucoup ont considéré comme un rapprochement explicite avec le parti islamiste Ennahdha. En effet, son CPR fut le seul grand parti se revendiquant des valeurs républicaines à ne pas s’être uni à ses homologues de la gauche pour faire barrage à Ennahdha au sein d’un grand front républicain aux prochaines échéances électorales. Un front voulu notamment par Ettajdid et le PDP, conscients du fait que nul ne ferait le poids seul face à la popularité en hausse du parti de Ghannouchi et son unicité. Cette manœuvre fut perçue non seulement comme une trahison, mais comme un stratagème du moins politicien, sinon un aveu trahissant des affinités idéologiques à droite de la droite.

Car qui parle de remettre l’extrême droite dans le giron républicain réclame un minimum de concessions. Ce que ne fit pas officiellement le CPR. Pire, c’est au contraire Ennahdha qui demanda selon certaines sources au CPR qu’il soit fait pression pour le non report des élections de la Constituante au 16 octobre prochain. Ainsi, durant le même débat télévisé, Marzouki a étonné de par le ton ferme avec lequel il accusa les formations de gauche de vouloir gagner du temps : n’ayant pas su imposer une représentativité suffisante dans la haute instance pour la protection de la révolution, ils doivent selon lui trouver toutes sortes de raisons factices pour appeler de leurs vœux ce report qui leur permettrait de « gagner du temps en vue de se réorganiser ».

Ex porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie, et ex militant pour les droits de l’homme et la laïcité, Moncef Marzouki est celui qui défendit hier encore les islamistes d’Ennahdha contre les accusations répétées d’utilisation des mosquées comme tribune politique, en déclarant qu’il s’agissait là « d’agissements isolés de salafistes ».

Celui qui par ailleurs, dès le 17 janvier 2011, annonçait sa candidature à la présidentielle n’a donc pas fini de surprendre, à coup de revirements politiques, lui qui s’étonne, incrédule, du fait de passer tantôt pour un laïc invétéré, tantôt pour un angéliste pro islam politique. Et si du temps de l’opposition clandestine au régime de Ben Ali, parler d’un Congrès rassemblant toutes les sensibilités de l’opposition en un front uni contre la dictature était légitime, le CPR en gardant son nom qui s’avère aujourd’hui révélateur d’un mode de gouvernance atypique, pose le problème de la volonté de ratisser large, qui en politique en général, et à plus forte raison en Tunisie, ne rappelle pas que de bons souvenirs.

Seif Soudani