Tunisie – Marche pour la sauvegarde des acquis de la révolution Mobilisation en demi-teinte, scissions internes
On dit souvent que le secret du succès d’un mouvement social est d’avoir des revendications claires et des objectifs arrêtés. La marche d’aujourd’hui à la mi-journée à Tunis n’avait ni l’un ni l’autre. Officiellement manifestation « A la mémoire des martyrs et pour la réalisation des objectifs de la révolution », marche « pour la sauvegarde des acquis de la révolution » pour les partis politiques qui s’y sont associés, et, dans un registre un peu moins bateau, « Marche pour exiger une justice indépendante » pour le corps des avocats et les indépendants qui furent les premiers à ouvrir le bal dès 11H00 à Bab Bnet non loin de la Kasbah.
A 14H30 au moment où nous quittions les lieux, le bilan était pour le moins mitigé : quelques milliers de manifestants encadrés, seulement le parti Ettakatol (FDTL) réellement visible, et des échauffourées avaient émaillé des mouvements de foule dispersés en marge de la manifestation « officielle », qui quant à elle était autorisée en bonne et due forme, escortée par des forces de police malgré tout visiblement très tendues et souvent débordées.
En effet, dès 11H30 des avocats à qui s’étaient joints des indépendants, des membres de familles de victimes de la répression pré 14 janvier avaient décidé de faire cavalier seul : profitant de la baisse de la garde sécuritaire aux abords de l’Avenue Bourguiba (la marche officielle ayant pour point de départ l’Avenue Mohamed V), ceux-ci ont préféré s’en prendre directement aux ministères de la Justice et de l’Intérieur. N’étant plus encadrés par le dispositif prévu par l’UGTT, ils se laissèrent de fait facilement infiltrer par des casseurs et des éléments violents. Gaz lacrymogènes ont donc fusé avant même le départ de la marche de Mohamed V qui dû commencer sous haute tension avec des policiers anti émeutes sur le qui-vive qui ne faisaient plus confiance en personne.
Les leaders de l’UGTT à l’avant du cortège nous ont d’ailleurs d’emblée exprimé leur exaspération face à l’échec de la coordination avec des groupes composées de « têtes brûlées, n’en faisant qu’à leur tête ». « Ils nous ont fait perdre toute crédibilité auprès des autorités et des militants en détournant le chemin de la manif vers des cibles improvisées » s’indignait l’un d’eux se sentant manifestement trahi.
Plus loin, un attroupement semblait capter l’attention des médias présents massivement sur place. Un petit groupe de dissidents avait quant à lui fait scission pour d’autres raisons, mettant certains syndicalistes encore plus dans l’embarras : certains manifestants scandaient sur le bas-côté au passage du cortège : « Abdesselem Jrad, dégage ! », du nom du très controversé secrétaire général de l’UGTT, ex allié officieux du régime et selon eux chef corrompu d’une organisation à assainir en priorité.
Sur une note plus insolite, nous avons croisé, parmi les militants distribuant des tracts, Mohamed Bouebdelli, ex opposant à Ben Ali et fondateur du Parti Libéral Maghrébin, qui semblait avoir mis de côté ses conviction économiques néolibérales le temps d’une marche où ses revendications se joignaient à celle des syndicalistes et des partis de gauche : assainissement urgent de la justice et « priorité à la poursuite des symboles de l’ancien régime qui n’ont toujours pas rendu des comptes ».
Dans les slogans et les tracts, une autre proposition ne manquera pas de faire parler notamment : celle de la création d’un Conseil de salut national, composé des organisations présentes aujourd’hui. Enième instance de réalisation des objectifs de la révolution, il viserait à l’instauration d’un contre-pouvoir plus efficace contre l’actuel gouvernement provisoire. Une initiative à l’utilité discutable à peine deux mois avant les élections de la Constituante.
Des affrontements avaient toujours lieu avec les forces de l’ordre au centre-ville après la dispersion de la manifestation et, plus inquiétant, des appels à l’insurrection dans les citées Ettadhamon et Intilaka, à la fois banlieues défavorisées de Tunis et fiefs salafistes, créant un climat d’incertitude sur le devenir d’une initiative qui semble désormais hors de contrôle de ses instigateurs.
Seif Soudani