Tunisie. Manifestations du 9 avril durement réprimées, la ligne rouge a-t-elle été franchie ?

 Tunisie. Manifestations du 9 avril durement réprimées, la ligne rouge a-t-elle été franchie ?

Les forces de l’ordre ont manifestement reçu des ordres très clairs : tirs abondants


C’est à un durcissement sécuritaire sans précédent depuis la révolution que nous avons assisté aujourd’hui lundi à Tunis. En choisissant la solution de la répression maximale des marches du 9 avril hors célébrations officielles, le gouvernement provisoire prend délibérément le risque de faire sombrer le pays dans la violence. (Photo AFP)




 


Tous les ingrédients étaient réunis pour des affrontements avec les forces de l’ordre en cette matinée du 9 avril, jour de la commémoration de la fête des martyrs de 1938.


Le gouvernement avait maintenu l’interdiction de manifester Avenue Bourguiba (décision ministérielle du 28 mars 2012), tandis que société civile et partis d’opposition ont appelé à braver cette interdiction pour soutenir les jeunes chômeurs et les blessés de la révolution. Deux franges de la population intimement liées à la révolution, symbolisant l’idée du martyr, et malmenées récemment par la solution du « tout sécuritaire » lorsqu’ils ont manifesté quelques jours auparavant.


Le ministère de l’Intérieur ne pouvait craindre pire scénario. La tension sera montée crescendo tout au long de la semaine précédente. Au 5ème congrès unificateur du PDP, Maya Jribi avait mis en garde contre le retour des « manifestations officielles de l’Avenue Mohamed V », faisant ainsi référence à celles encadrées jadis par le régime Ben Ali.


Un des plus grands défis pour le nouveau pouvoir était donc de gérer en ce jour sous haute tension une situation de casse-tête sécuritaire. Il s’y est enfermé lui-même en partie à cause d’une série de choix controversés.


L’interdiction de manifester Avenue Bourguiba a en effet tout d’une fuite en avant : elle fait suite aux incidents provoqués par l’autorisation simultanée, au même endroit, à deux manifestations respectivement d’artistes et de salafistes. Ce qui n’est pas pour arranger l’image d’indulgence véhiculée par le gouvernement quand il s’agit des dépassements de militants islamistes.


Ceux qui voulaient manifester aujourd’hui payaient donc pour les infractions et appels à la haine des salafistes. Ce qui rendait à leurs yeux d’autant plus injuste la sentence du ministère de l’Intérieur. « L’Avenue Bourguiba est à nous », ont scandé les manifestants « illégaux », exploitant la dynamique révolutionnaire encore bien perceptible : la légitimité des urnes n’a pas suffi à faire passer la pilule d’un blocus sur l’Avenue symbole de la libération.


Pour le gouvernement, c’est un jour désastreux en termes d’image : en réprimant durement la manifestation populaire, tout paradant en costume cravate à la cérémonie officielle traditionnelle au cimetière des martyrs de Sijoumi, les officiels de la troïka apparaissent comme les héritiers des pratiques et de la com’ d’antan.


 


Une répression féroce


Ce qui devait arriver arriva. Sur les réseaux sociaux, les mots d’ordre et la coordination étaient légion toute la semaine, laissant présager d’une grande mobilisation pour marquer le coup. La veille, un accord est trouvé in extremis avec le ministère de l’Intérieur pour manifester à 10h à l’Avenue perpendiculaire de Mohamed V, contenant moins de commerces.


Mais les militants démocrates n’en démordent pas : consigne est donnée de marcher sur l’Avenue Bourguiba une heure plus tard.


Arrivés sur place à 10h, l’Avenue Mohamed V étant encore déserte, nous nous rendons à l’Avenue Bourguiba où nous apprenons qu’une autre marche est en train de partir de la Place Mohamed Ali, fief syndical de la capitale.


Quelques minutes plus tard, lorsqu’elle arrive brusquement par les ruelles adjacentes au niveau de l’Avenue Bourguiba, elle est rejointe spontanément par des passants. La police anti émeutes surgit de nulle part et profite de la désorganisation des quelques centaines de manifestants pour les disperser.


Le ton est donné. Les forces de l’ordre ont manifestement reçu des ordres très clairs : tirs abondants, sans sommation, de gaz lacrymogène, et encerclement des manifestants, rendu facile du fait de leur division en 2 groupes distincts (les plus déterminés à l’Avenue Bourguiba, les plus disciplinés à Mohamed V).    


Pourchassés nous-mêmes par des policiers en civil, nous contournons les cordons sécuritaires jusque Mohamed V. Là, comme le montre la vidéo ci-dessus, les deux cortèges se rejoignent comme dans une partition bien réglée. C’est désormais environ 3 000 personnes qui font face au principal cordon de BOP, placé très en amont, à 200 mètres de la grande horloge.


Tout est fait pour saboter la manif : la circulation n’a été arrêtée qu’au dernier moment, et la marche n’est pas du tout encadrée par la police, comme ce fut pourtant le cas pour d’autres marches autorisées par le passé. 


Arrivés à hauteur de la ligne de front des hommes en noir, les manifestants, pourtant pacifistes, sont repoussés sans ménagement par le bruit de bottes qu’accompagnent des gaz lacrymogènes encore plus abondants et des coups de matraque qui n’épargnent personne. Pas même les plus faibles ni les leaders de l’opposition très présents aujourd’hui (Fadhel Moussa, Ibrahim Kassass, etc.).


Nous avons été témoins de scènes d’évanouissement, de l’agression physique de quelques-uns et quelques-unes de nos confrères, malgré leur brassard « Presse ».


Jaouhar Ben Mbarek, coordinateur du réseau Doustourna, est même arrêté quelques minutes, pour être relâché mais sans son téléphone portable, confisqué par la police.


 


L’inquiétant phénomène des milices


Plus troublant encore que la férocité de la répression, la présence, très notable ce matin, de miliciens en civil, le plus souvent en tenue de sport et portant la barbe. Des sources concordantes nous indiquent qu’ils sont aussi bien des indépendants, des salafistes, et des militants proches du parti Ennahdha.


Ceux-ci aidaient la police, surtout quand les manifestants étaient pourchassés dans les ruelles, jusque dans leurs voitures pour certains, qu’ils criblaient de jets de pierres.


Ainsi, non seulement des policiers nous ont menacés de confisquer notre matériel si continuons de filmer, mais quelques-uns de ces miliciens ont jeté des pierres dans notre direction en toute impunité, et insultaient passants et manifestants de toutes sortes d’injures, en les accusant d’entraver la reprise économique et l’action du gouvernement.


A l’heure où nous écrivons ces lignes les affrontements se poursuivent dans tout le centre-ville. C’est assurément un tournant ; un jour noir pour la transition démocratique en Tunisie, qui augure d’une désobéissance civile en hausse. Un concept d’ailleurs étonnamment mûri dans les slogans rencontrés aujourd’hui.


Seif Soudani


Reportage photo :


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