Tunisie. Les salafistes choisissent l’affrontement
Incroyable accélération des évènements à Tunis et ses environs en à peine 48 heures et un bilan d’une centaine de blessés. Dimanche, une expo d’art contemporain à la Marsa déclenche le courroux des salafistes au motif que certaines œuvres portent atteinte au sacré. S’ensuit un déferlement de violence selon une dynamique parfois complexe à décrypter, entre représailles salafistes contre les premiers affrontements réels les opposant aux forces de l’ordre depuis la révolution, et l’explosion d’une violence plus classique dans les quartiers défavorisés de la capitale.
Comprendre le fil extrêmement chargé de l’actualité des incidents qui secouent la Tunisie depuis lundi s’avère des plus ardus, même pour les médias sur place.
Nous choisissons de nous rendre ce matin à Sidi Hassine, à l’ouest de Tunis, où la veille le Tribunal de première instance de Tunis 2 fut ravagé par un incendie criminel. Là, devant les débris d’un camion de pompiers calciné, des passants encore sous le choc nous assurent savoir que les auteurs de l’incendie ont été libérés quelques jours auparavant, mais ne peuvent confirmer qu’ils appartiennent à la mouvance salafiste.
Quel lien peut-il y avoir entre cet incendie, les autres dégradations sur des bâtiments publics commises la même nuit de lundi à mardi, et l’étincelle présumée de l’exposition d’art du Palais Abdellia dans le cadre du Printemps des Arts ?
Selon les nombreux témoignages que nous avons recueillis, nous pouvons affirmer que nous sommes aujourd’hui en présence d’un déchaînement de violence de la part de groupes multiples, que rassemble une même motivation pseudo religieuse.
L’indubitable implication salafo-terroriste
C’est désormais la tradition : avec chaque incident impliquant la mouvance salafiste, apparaissent aussitôt déni d’une partie de la population et théories du complot. Il s’agit souvent de dédouaner l’intégrisme de ses méfaits, notamment sur les très confus réseaux sociaux où se mêlent info et intox.
Dans les faits, aucun doute n’est permis quant à l’appartenance au courant salafiste de l’essentiel des auteurs des dégâts, bien réels, sur les locaux du Palais Abdellia ainsi que les œuvres incriminées. Venus le soir menacer le public de l’expo dans un premier temps, ils sont revenus à la charge en nombre la nuit pour mettre à exécution leur menace face à un timide cordon policier qui a mis trop de temps à se déployer.
Ce sont aussi les pages salafistes sur Facebook qui ont méthodiquement préparé et théorisé la nécessité de ce passage à l’acte, dans une surenchère verbale et graphique sans précédent, légitimant que l’on « coupe la tête des mécréants » s’étant rendus coupables, selon le bouche à oreille, de provocation et de « défiguration des symboles de l’islam ». C’est enfin les mêmes centaines de salafistes qui ont sillonné le Kram, Carthage-Salambo et la Marsa, brûlant quelques postes de police sur leur passage et chantant des chants rappelant une nuit des longs couteaux.
La contagion des quartiers difficiles
Mais ce qui complique la donne, c’est que dans certains autres quartiers comme la Cité Ettadhamon, sur le mode du défoulement identitaire, des jeunes ne présentant pas les signes extérieurs d’une appartenance religieuse se sont, dans les heures qui suivent, livrés à des actes de vandalisme et de jets de pierres en direction de la police, laquelle a répondu par des tirs de sommation.
En revanche, dans d’autres zones, des locaux continuent à l’heure où nous écrivons ces lignes à joindre leurs efforts à la Garde nationale pour chasser de leurs rues des salafistes voulant tout détruire sur leur passage, comme à Douar Hicher ou encore à la Cité Intilaka où même le métro fut saccagé.
Situation confuse donc, où certains quartiers plus réceptifs à la propagande extrémiste semblent avoir répondu à l’appel d’Ayman Al Zawahiri, qui dès le 10 juin avait incité dans un message audio « les Tunisiens libres à se soulever », alors que d’autres banlieues semblent davantage enclines à un anarchisme plus authentique qui voit en les salafistes un bras armé du pouvoir en place qu’il s’agit de défier.
Réaction mitigée des autorités et de la société civile
Si le ministre des Affaires religieuses Khadmi issu d’Ennahdha était dans son rôle conservateur et partisan en invité du JT mettant l’accent sur la « gravité des atteintes répétées au sacré et à l’unité du peuple tunisien », moins compréhensible est la posture du « oui mais » adoptée par le politiquement indépendant ministre de la Culture qui relaye à son tour la très subjective et surannée notion d’atteinte aux bonnes mœurs.
Dans un communiqué daté d’hier lundi, Mehdi Mabrouk a rappelé son attachement à la liberté d’expression, tout en condamnant « toute forme d’atteinte au sacré observée dans certaines œuvres ». Le ministère de tutelle renvoie en somme dos à dos artistes et intégristes.
Timide, une partie de la société civile se contente de dénoncer une manipulation en niant le caractère blasphématoire des œuvres incriminées, une façon d’entrer dans le jeu des fondamentalistes pour qui l’art a des limites définies par le religieux.
C’est en tout cas le branle-bas de combat au sein de la classe dirigeante. Les « trois présidents » Moncef Marzouki, Hamadi Jebali, et Mustapha Ben Jaafar interviendront ce soir mardi depuis le Palais de Carthage dans une adresse au peuple tunisien concernant la grave crise sécuritaire que traverse le pays.
En Tunisie, si la proposition de loi des élus d’Ennahdha soumise à l’Assemblée constituante aujourd’hui venait à passer, s’en sera fini pour un grand pan des libertés individuelles. Elle insiste sur la nécessité de criminaliser à un niveau constitutionnel « toute atteinte au sacré »…
Après avoir adopté une posture de rejet du procès d’intention envers le salafisme, Ennahdha finit par donner indirectement raison à ce courant le jour où il est passé à l’acte, même si 90 de ses partisans ont été arrêtés. Une première en matière de répression depuis la révolution.
L’Agence de mise en valeur du Patrimoine n’a quant à elle pas attendu de loi pour punir par une fermeture pure et simple l’illustre Palais Abdellia pour avoir abrité une expo artistique « non conforme aux accords » stipulant l’obligation de respect du sacré. Preuve s’il en est de la salafisation rampante des esprits.
Seif Soudani