Tunisie. Les démocrates face au piège du parti unique
Le paysage politique tunisien est en pleine mutation. Partis pour incarner un seul front électoral anti Ennahdha, ce qu’on appelle « les démocrates » tunisiens se retrouvent au final avec 3 fronts distincts. Mais en se décantant ainsi, les clivages politiques témoignent d’un débat politique sain et d’une démocratisation en marche. (Photo AFP)
La montagne annoncée accouchera-t-elle d’une souris ? Reporté une première fois faute d’un accord avec les forces de gauche, le grand congrès unificateur du nouveau centre a été maintenu in extremis pour les 7, 8 et 9 avril (à Tunis le 7 puis à Sousse), au terme d’une semaine d’intenses tractations, mais aussi de tergiversations diverses et de luttes d’égos.
Une source proche des dignitaires du PDP nous confiait son inquiétude il y a quelques jours.
« Nous sommes à moins d’un an des prochaines échéances électorales, il est déjà trop tard, et j’ai bien peur que l’on passe les prochains mois à discuter d’à quelle hauteur il faut placer le strapontin sur lequel tel ou tel chef de parti de la coalition devra être installé », déplorait d’une façon imagée notre insider, avant de nous faire part de ses réserves quant au coût logistique et du « temps fou » que prendra la réorganisation, entre la fusion des personnels et celle des locaux.
Mardi, un accord est annoncé en fin de journée, mais ce sera finalement une entente minimale, un pacte a minima : le gâteau a bien été partagé, mais seulement à deux, entre le PDP qui hérite du secrétariat général de la nouvelle entité, et l’ambitieux Yassine Brahim d’Afek, désigné comme chef de l’exécutif.
Et pour cause, entre temps, les autres grands acteurs politiques à gauche et à droite de ce « nouveau centre », n’ont pas attendu pour faire monter les enchères, en se rassemblant chacun de son côté.
Le clivage gauche / droite, encore pertinent
Aujourd’hui jeudi, se tient une conférence de presse organisée par la fraîchement constituée « Voie Démocratique et Sociale ». A l’ordre du jour, communiquer les résultats du congrès constitutif de l’alliance scellée le 1er avril entre les indépendants du PDM, le Parti Tunisien du Travail et le Mouvement Ettajdid.
Quelques semaines auparavant, ce dernier avait lors de son propre congrès cordialement remis à plus tard tous pourparlers d’alliance avec Ahmed Néjib Chebbi. Celui-ci regrettait ce jour-là d’être reparti bredouille.
Dans une tribune publiée en début de semaine, Neila Charchour Hachicha, membre fondateur d’Afek Tounes, fustigeait quant à elle l’initiative de Béji Caïd Essebsi en des mots durs : « La règle démocratique exige que les différentes forces politiques se construisent autour d’une vision et d’un projet commun et non derrière un faux leadership se targuant d’une légitimité historique totalement obsolète dans notre contexte actuel post révolutionnaire ».
C’est que l’action menée en solo par l’ex Premier ministre n’est pas du goût d’Afek Tounes, déjà privés de parole au meeting du 24 mars, et qui considèrent que l’homme tente de les court-circuiter.
De son côté, le juriste Abdennaceur Laouini, l’une des icônes de la révolution, a fait part de ses inquiétudes quant à ce qui constitue pour lui l’éternel choix entre la peste et le choléra proposé aux Tunisiens : l’islamisme ou la dictature. « Je suis convaincu que les destouriens (soutiens d’Essebsi) ne sont pas des démocrates, et ne l’ont jamais été, ils l’ont prouvé de par le passé. C’est de ces gens que nous vient la pensée du leader unique et du parti unique ».
L’illusion du centre
Laouini a sans doute raison. Nous avons pu constater nous-mêmes à Monastir avec quelle intolérance un journaliste tunisien d’Al Jazeera avait été expulsé manu militari du meeting destourien, sans que personne ne bronche face à un acte indéfendable et typique des méthodes nationalistes.
Il est vrai cependant que le bourguibisme fut un nationalisme à part, une école du modernisme, mais aussi une pensée qui n’a pas su se renouveler. La faute à une génération d’adeptes infantilisés qui, à leur tour n’ont souvent retenu que l’aspect rassemblement autour de la figure du père de la nation. Seule alternative qu’ils opposent aujourd’hui à l’islam politique.
Aujourd’hui, certains craignent à juste titre que l’idée d’un centre « transpolitique », oblitérant les idéologies, constitue une tentation suspecte. La rhétorique quelque peu angéliste du « nous sommes tous tunisiens », celle de chefs de partis qui tentent de s’accaparer le label générique « Tunisie », sans autre projet de société clair à proposer, se rend sans doute coupable d’une forme de populisme, au nom d’un centrisme assez commode.
Le centre existe-t-il d’ailleurs ? La question mérite d’être posée lorsque l’on sait qu’en Europe, les formations centristes, généralement celles des Chrétiens démocrates, ont historiquement été des partis objectivement plus proches de la droite.
Le nouveau paradigme politique de l’opposition tunisienne se décline donc comme suit :
– Gauche VDS (sociaux-démocrates ex Pôle Démocratique Moderniste)
– Centre (libéraux ex PDP – Afek)
– Droite nationaliste (conservateurs se disputant le leadership entre destouriens, ex RCD et « islamistes modérés », respectivement entre Essebsi, Morjane et Mourou).
Les bases militantes ont donc su résister aux velléités englobantes de leurs leaders insatiables. Même si le camp que l’on peut rapidement appeler « moderniste » reste donc divisé, les divisions sont moindres aujourd’hui, et surtout sont légitimes car d’ordre idéologique. Une bonne nouvelle pour le pluralisme et pour l’électorat qui, dans le cas d’un front à l’union plutôt factice, se serait trouvé face à une couleuvre idéologiquement indigeste.
Seif Soudani