Tunisie – Le ministère des Affaires religieuses en guerre ouverte pour contrôler le champ religieux

Le communiqué du ministère tunisien des Affaires religieuses daté du vendredi 23 septembre, en tirant la sonnette d’alarme sur l’urgence de la situation d’un nombre considérable de mosquées et d’institutions religieuses du pays, crève l’abcès et s’empare enfin d’un malaise grandissant et d’une situation qui n’a fait qu’empirer en réalité dès le lendemain de la révolution. Trop peu, trop tard, arguent déjà nombre de fonctionnaires au sein même du ministère contactés ce matin par nos soins.

Le ministère y dénonce avec fermeté la constitution improvisée de « comités d’entretien des mosquées », qui cachent une volonté de la part d’éléments intégristes d’une mainmise sur les lieux de culte. Il s’agit, par voie de désignations et de révocations arbitraires, de noyauter les autorités locales régissant les institutions religieuses, soit au prétexte que les anciens cadres étaient jugés proches de l’ancien parti dissout ou appartenant à des partis qui même s’ils sont des partis d’opposition historique sont jugés trop laïques, soit simplement que les imams doivent être destitués parce que pas assez fondamentalistes au goût de ceux qui les « dégagent » manu militari.

Plus grave, les purges entreprises par ces comités de quartier ciblent de plus en plus souvent les femmes enseignant le Coran (« mouaddibét ») dans les écoles coraniques (« katatib »), qu’ils expulsent au motif que la place de la femme est au foyer et qu’elle ne saurait exercer des responsabilités religieuses.

Enfin, s’approprier les lieux passe souvent par la construction illégale d’extensions anarchiques et d’aménagements ne répondant pas aux normes de sécurité en vigueur.

Kairouan, fief de la radicalisation islamiste

Selon plusieurs témoignages recueillis par Le Courrier de l’Atlas, la ville de Kairouan est en passe de devenir l’épicentre de ce fief de l’islam politique qu’est la région du centre, centre-oust du pays.

Depuis plusieurs mois, la Grande Mosquée historique Oqba Ibn Nafaa qu’abrite la ville est en effet le théâtre de pétitions à la sortie des prières (pétitions forcément biaisées par le contexte des lieux), demandant les signatures des fidèles notamment sur ce qui s’apparente à des sondages d’opinion politiques (questions ayant trait à l’identité arabo-islamique en péril, etc.), mais aussi le théâtre de prêches qui confinent aux tribunes politiques. La dernière en date, vendredi dernier, évoque même une actualité que nous avions couverte récemment : l’imam y mettait en garde contre la nomination d’une femme, Iqbal Gharbi, à la tête de la radio Zitouna en s’exclamant : « imaginez qu’une telle femme s’adresse à vous ici-même à ma place », allusion faite à la défense de l’intéressée de l’éventualité de former dans le futur des imams femmes en Tunisie.

Le mois d’août avait aussi connu la fermeture au public par les mêmes comités d’un mausolée célèbre, « Sidi Sahbi », au public et aux touristes, arguant que cela était une pratique allant à l’encontre de l’islam qu’ils prônent. En outre, une barrière en bois a été mise en place à l’intérieur de la Grande Mosquée pour séparer davantage les hommes des femmes lors des prières.

La défiance vis-à-vis du ministère de tutelle se généralise

Le malaise couve en réalité depuis plus longtemps et remonte à fin février, lorsqu’une délégation d’imams radicaux, ex prisonniers politiques durant l’ère Ben Ali, avaient débarqué de force au bureau du ministre provisoire des Affaires religieuses, Laroussi Mizouri, pour tenter de l’en déloger. S’estimant lésés parce que non reconduis à leur sortie de prison, ils invoquèrent comme raison principale de leur coup de force « l’inaptitude d’un professeur d’Histoire à gérer un ministère de tutelle de l’islam », une religion que l’homme méconnaitrait selon eux.

Le concours d’une protection de l’armée est depuis nécessaire à son maintien en poste.

Ministère de tutelle nécessaire pour superviser le champ religieux et le prémunir contre certaines dérives pour les uns, ministère contrevenant à la séparation démocratiquement nécessaire entre l’Etat et la religion pour les autres, l’institution voulue par l’ex président Ben Ali fut officiellement créée en 1992.

Sous Bourguiba, et durant toute la période de sa présidence, un seul homme avait occupé de 1967 à 1987 la fonction de chef de la direction du culte, un petit organe rattaché au Premier ministère, mais premier organe de contrôle de l’État sur le domaine religieux en Tunisie depuis l’indépendance, le théologien Mustapha Kamel Tarzi.

En plus du Centre de recherches et d’études pour le dialogue des civilisations et des religions comparées, le ministère a surtout sous sa tutelle directe l’Institut supérieur des sciences religieuses de la Zitouna qui forme l’essentiel des imams des mosquées du pays.

Cependant la multiplication des institutions privées ces dernières années (mosquées et écoles coraniques) fait que de plus en plus d’imams (autoproclamés ou pas) s’affranchissent de cette tutelle théorique. Les directions régionales rattachées au ministère perdent de l’influence devant l’importance croissante des fédérations des établissements privés, et le contexte révolutionnaire achève d’affaiblir l’autorité du ministre provisoire qui essaye tant bien que mal de lutter en aval contre des comités de plus en plus autonomes et incontrôlables en l’absence de moyens et de volonté politique de faire respecter la loi.

Seif Soudani