Tunisie. Le contre-pouvoir des médias, ou la nouvelle bataille d’Ennahdha
Ministres et élus d’Ennahdha ont envoyé ces dernières 48 heures plusieurs signaux concordants laissant penser qu’une vaste offensive est en passe d’être lancée pour prendre le contrôle des médias audiovisuels et numériques. Des menaces que la société civile prend très au sérieux. (Photo AFP)
Une télévision du secteur public exerçant sa liberté de parole et de ton depuis la révolution, une rédaction du Journal télévisé décidément rebelle et un sit-in islamo-salafiste qui dure depuis des mois devant le siège de la TV nationale pour « assainir les médias », telle est la situation délétère à laquelle le gouvernement tente de mettre fin.
Hier mardi, une élue Ennahdha a même comparé en pleine séance plénière certains journalistes à « des mouches, attirées par les plus sales rumeurs». Les blogueurs et pages pro pouvoir continuaient quant à eux de trouver « scandaleux » le choix des titres du JT, en demandant au gouvernement d’intervenir pour mettre fin à ce qu’ils estiment être une télé « encore benaliste », au motif qu’elle couvre des émeutes dans des quartiers défavorisés.
Jusqu’ici, les officiels s’étaient gardés de prendre position publiquement. Mais avec l’enlisement de la crise politique, l’aile droite d’Ennahdha est manifestement tentée par un tour de vis autoritaire, tel un médecin qui s’attarderait sur les symptômes. Ou plutôt un roi médiéval qui demande à ce que l’on exécute le messager porteur de la mauvaise nouvelle.
Al Wataniya au cœur d’une nouvelle bataille
En accord avec le programme économique ouvertement libéral de son parti, Ameur Laârayedh, membre du bureau politique d’Ennahdha et frère du ministre de l’Intérieur, a pour la première fois émis l’idée d’une privatisation de la TV nationale, comme réponse à ce qu’il estime être « le mécontentement du peuple vis-à-vis de ses médias ».
Lors du débat sur la chaîne « Al Wataniya 1 » qui l’a opposé mardi à Maya Jribi, chef de file de l’opposition, il a déclaré qu’il n’était « pas contre l’idée d’ouvrir les médias publics aux capitaux privés, à condition que ceux-ci ne soient pas étrangers ». Ajoutant que selon lui la proposition pourrait être soumise bientôt à l’Assemblée, voire à un référendum.
Or, ce qui trahit la politisation du dossier, c’est précisément les sujets à l’ordre du jour du débat télévisé en question : un bilan critique de la politique du gouvernement, l’état des libertés, et où en est la réalisation des objectifs de la révolution. C’est dans ce contexte que Laârayedh a suggéré, pour toute défense, que l’échec relatif de l’actuel gouvernement était un fantasme, dû en grande partie au traitement de l’info.
Ce qui est proposé ici, au prétexte de se plier à la volonté d’une frange de la population, va directement au-delà de la case création d’un CSA à la tunisienne. C’est la suppression pure et simple du secteur public, alors que dans des démocraties occidentales celui-ci arrive à préserver sa ligne éditoriale critique et à œuvrer en toute indépendance.
Beaucoup de voix s’élèvent pour dénoncer une volonté de prise de contrôle, d’autant qu’une majorité de grandes fortunes et de patrons tunisiens s’est officieusement rangée depuis la révolution du côté du nouveau pouvoir. Le reste des hommes d’affaires récalcitrants dont les fonds sont toujours gelés se sont vu récemment proposer d’investir dans des projets gouvernementaux en contrepartie d’un dégel de leurs avoirs.
L’internet n’est pas en reste
Mardi toujours, Lors d’une émission télévisée, Samir Dilou était l’invité d’Elyes Gharbi en tant que porte-parole du gouvernement pour s’expliquer sur l’annonce de la création d’une cellule « chargée de la sécurité du net » au ministère de l’Intérieur, faisant suite aux récentes cyberattaques des Anonymous.
Très vite, le ministre des Droits de l’homme fait une digression sur « les intox et les diffamations qui sont légion sur l’internet ». L’internet qu’il compare dans une métaphore à « un couteau de cuisine qu’on peut utiliser aussi pour commettre des crimes ».
« Concrètement, comment comptez-vous y remédier, monsieur le ministre ? Je m’inquiète du retour déguisé de la censure », rétorque le présentateur. « Nous allons réglementer le web parce qu’aujourd’hui il est surtout utilisé d’une façon hostile à la révolution », conclut le ministre dans une étonnante généralisation.
Plus étonnant encore, l’appareil juridique invoqué par Dilou : celui de l’ex régime Ben Ali qu’il s’agit de « réactiver ». Celui-là même qui jadis avait fait emprisonner des cyberactivistes pour des chefs d’accusation aussi commodes que la « propagation de fausses nouvelles dans un but criminel ».
Si ces projets voient le jour, c’est au minimum d’une dangereuse confusion des genres dont l’actuel gouvernement se rendrait coupable : celle de vouloir « protéger les citoyens » en réinstaurant en réalité les outils de la censure du net.
Le pouvoir qui hier criminalisait la critique à son encontre en ferait de même demain pour toute « attaque envers la révolution ». Un gouvernement gardien autoproclamé de la révolution sur le mode cubain serait la voie la plus courte vers une dictature à peine plus insidieuse.
Seif Soudani