Tunisie – Le conspirationnisme, un fléau moderne
Les récentes arrestations en Tunisie en marge de la Kasbah, 3ème édition, confirment que les administrateurs des pages et des sites les plus conspirationnistes du web tunisien étaient en pointe du sit-in. Qu’ont ces meneurs en commun mis à part leur haine du gouvernement actuel chargé d’expédier les affaires courantes ? L’examen du contenu de leurs pages Facebook révèle un mode de pensée à part entière : plus qu’une posture systématiquement sceptique face aux médias dits « officiels », c’est une vision du monde souvent superstitieuse et paranoïaque qui lie ces nouveaux faiseurs d’opinion.
Ainsi, le père de « l’admin » de la très populaire page conspirationniste « Les Vérités cachées« , Aman Allah Al Mansouri, confirme que son fils a été mobilisé par l’armée suite à sa participation à la Kasbah 3. Il confirme par ailleurs que son fils est un militant islamiste. Le jeune étudiant en informatique était l’une des coqueluches de la chaîne Al Jazeera qui l’avait interviewé plus d’une fois à l’approche de la marche du 15 juillet.
Mais il n’est pas seul, d’autres manifestants proches de la galaxie islamiste au sein des réseaux sociaux ont été interrogés, à l’image de Hamdi Ben Salah, plus connu sous le nom de Scandali, arrêté une première fois en mai dernier pour avoir été derrière les fuites de l’interview en off de Farhat Rajhi, ex ministre de l’Intérieur.
Qu’est-ce que le conspirationnisme ?
Le mot n’est pas encore dans le dictionnaire mais ne saurait tarder à être entériné par l’Académie française. Le site conspiracywatch.info, référence francophone en matière d’observatoires des théories du complot, propose la définition suivante :
« Le conspirationnisme désigne l’attitude consistant à substituer abusivement à l’explication communément admise de certains phénomènes sociaux ou événements historiques, un récit alternatif qui postule l’existence d’une conspiration. »
Avant de préciser que le récit conspirationniste, en plus d’être un récit alternatif et constamment dans le déni, est un récit qui « s’affranchit des règles élémentaires du raisonnement scientifique, notamment en écartant systématiquement les éléments qui seraient de nature à le contredire ou – lorsqu’il consent à les examiner – en échouant à les réfuter de manière satisfaisante. »
Erigé en véritable système de pensée, le cheminement de la pensée suggéré par les détenteurs des théories du complot consiste à présenter tout ce qui ne convient pas à la grille de lecture conspirationniste de l’actualité ou d’événements majeurs comme « troublant » et / ou le fait d’éléments tiers qui tenteraient de manipuler l’opinion, afin de servir en permanence un agenda plus global.
La période post 11 septembre a vu une explosion de ces théories sur le web et dans certaines niches de l’édition. Initiées notamment par Thierry Meyssan (un personnage au parcours pour le moins atypique qui l’a conduit de la défense de la cause gay, à la défense du régime syrien et du Hezbollah, en passant par « Renouveau charismatique », un mouvement moraliste inspiré du pentecôtisme évangéliste américain), ces théories ont généralement pour dénominateur commun le fait de disculper le terrorisme de ses méfaits. Dans les faits, c’est dans les milieux de l’extrême droite identitaire et souverainiste que ces idées rencontrent le plus de succès.
Les thèmes de prédilection « admins conspi », tels qu’ils sont désignés par les anti « complosphère », sont toujours les mêmes : « l’impérialisme américano-sioniste », et plus généralement l’Occident et les valeurs universalistes, coupables de tous les maux. En plus d’être un prétexte à ne jamais vouloir initier une auto critique ou se réformer, désigner ainsi un ennemi commun a récemment considérablement biaisé la lecture de l’actualité économique post révolutionnaire en Tunisie.
En effet l’une des principales revendications du mouvement de la Kasbah 3 est l’annulation des prêts promis par des pays du G8, pourtant à des taux préférentiels. Ceux-ci ont été vus comme le signe d’une « collaboration du gouvernement de transition avec le colonialisme économique imposé par des puissances étrangères ». Procéder à un tel syllogisme, c’est ignorer que contracter des prêts, surtout de la part de pays relativement peu endettés comme la Tunisie, fait partie de la gestion courante d’une économie de marché moderne, a fortiori au lendemain d’une crise économique comme celle que traversent les économies des pays ayant subi une révolution, avec tout ce que cela engendre d’instabilité.
Seif Soudani