Tunisie. La visite de Tariq Ramadan, chronique d’un non-évènement

 Tunisie. La visite de Tariq Ramadan, chronique d’un non-évènement

Lors des interventions de Tariq Ramadan


Prédicateur, penseur, professeur, chercheur et maintenant géo-stratège ? Tariq Ramadan accumule les casquettes. En vérité, il est tout ça à la fois, sans pouvoir réellement revendiquer aucun de ces titres. Quel Tariq Ramadan est-il venu en visite express en Tunisie du 25 au 26 février, 23 ans après son dernier séjour dans le pays ?




 


Le charismatique islamologue est officiellement venu faire la promo de son dernier best-seller, L’islam et le Réveil arabe, suite à une initiative de la Librairie Al Kitab, après avoir décliné des dizaines d’autres invitations.


Or, lors de chacun des trois évènements que comptait son programme, le sujet du livre en question a parfois semblé contingent, tant son auteur aime à s’aventurer en terrain politico-économique depuis l’entame il y a quelques mois de sa dernière croisade : celle du scepticisme anti révolutions arabes.


 


Déroulé de la visite :


Une table ronde a d’abord eu lieu à Beit Al Hikma. Elle se voulait académique. Ramadan y a débattu quasiment à huis clos de « la cohabitation entre islamistes et laïcs », aux côtés d’intellectuels tunisiens célèbres dont Hamadi Redissi, Abou Yaarib Marzouki, Youssef Sedik, Olfa Youssef, et Slahedine Jourchi.


L’espace de la Librarie Al Kitab a ensuite accueilli Ramadan pour une conférence à l’audience restreinte.


Mais l’évènement majeur restait celui de la conférence-débat du Palais des Congrès. C’est le contenu de celle-ci que nous commenterons ici.


Soulignons le point commun entre ces trois apparitions publiques ou semi publiques : l’infinie précaution avec laquelle l’islamologue suisse semble gérer son image. Aucun média n’a été autorisé à filmer par son staff, mis à part un site web partenaire de sa tournée et une radio locale.


Des cartons d’invitation très « select » distribués quasi confidentiellement, et au final 2 000 personnes tout de même, dimanche après-midi, et probablement autant de déçus refoulés à l’entrée.


 


« Tout ça pour ça ? »


Le clou du spectacle commençait mal : une heure et demie de retard avant que Tariq ne fasse une entrée de rock star. Un animateur davantage chauffeur de salle fait une présentation si maladroite qu’elle embarrasse l’invité : « Et maintenant, voici celui qui a fait taire les BHL, Finkielkraut, Zemmour et bien d’autres… », lance-t-il au milieu d’applaudissements nourris. Comme s’il s’agissait non pas de débattre mais de consacrer la victoire d’une droite identitaire contre une autre. 


Ramadan finira par demander au public d’arrêter d’applaudir.


L’ambiance de stade se poursuivra durant l’introduction très chahutée qu’a faite le professeur Mohamed Talbi. Fidèle à sa réputation d’iconoclaste, ce dernier annonce la couleur d’emblée : « Je ne vais pas verser dans le laudatif », prévient-il.


On frise l’incident dans la salle lorsqu’il fit comprendre sans détours à Ramadan que contrairement à lui, il est un véritable réformateur de la pensée islamique, là où le Suisse n’est qu’un crypto salafiste, doublé d’un digne descendant d’une tradition wahhabite n’entendant rien remettre en cause dans la charia. L’intéressé s’en défendra.


Quand entre en scène Tariq Ramadan, le premier fait marquant est qu’il se montre bien moins critique que dans son propre ouvrage par rapport à la révolution tunisienne, une fois en présence d’un public tunisien qu’il tente de caresser dans le sens du poil. « Votre modèle est celui qui a le plus de chances d’aboutir à une démocratisation », tempère-t-il.


Ramadan reconnaitra ensuite ne pas soumettre la démocratie au nécessaire préalable de la sécularisation, comme le font de nombreux intellectuels universalistes. Il martèle tout au long de sa communication que la démocratie se résume à la volonté des peuples, quelle qu’elle soit (et non pas à des valeurs et des idéaux démocratiques).


Or, et c’est là le cœur de son intervention et de son livre, le Printemps arabe (expression qu’il précise ne jamais utiliser) aurait été planifié depuis des années, ailleurs que dans le monde arabe, dans les chancelleries occidentales, Etats-Unis en tête, uniquement soucieuses de leurs intérêts économiques, à l’aune de l’émergence d’autres puissances régionales.


 


Une démonstration confuse  et une réception mitigée


Tout au long de sa démonstration, l’islamologue s’essayant à la géopolitique éprouvera le besoin de rappeler en permanence qu’il n’est pas adepte des théories du complot. Tant de contorsions et de précautions oratoires ne seraient pas nécessaires s’il ne donnait pas l’impression de dire une chose et son contraire, de lancer des pistes, sans trop se mouiller.


Car il est évident que les ressorts qui sont à l’œuvre dans ce discours sont ceux propres au conspirationnisme. Comme le fait de se représenter la diplomatie des pays occidentaux comme mue non pas par un équilibre entre intérêts et idéaux, mais par les simples intérêts les plus cyniques.


C’est aussi une caricature que d’affirmer que ces pays ont « soutenu les régimes dictatoriaux », même s’ils auraient pu faire montre de plus de fermeté durant la dernière décennie.


Surtout, tant d’énergie déployée pour relativiser le rôle des peuples dans leur propre libération, peuple tunisien en tête, c’est faire preuve sinon d’une certaine mauvaise foi, du moins d’une rhétorique de l’apologie indirecte de la résistance à un « système », à un « empire » fantasmé.


L’Histoire, même récente, montre que cette « résistance » inhérente à la doctrine identitaire de Ramadan passe dans le monde arabe par des régimes autoritaires, précisément les mêmes contre lesquels se révoltent leurs peuples.


C’est le cas de la Syrie de Bachar, où le régime baâthiste d’une autre époque n’a à proposer qu’un vieux disque du lion indomptable, seul contre tous, ou plutôt à trois contre le reste de la communauté internationale, Chine et Russie tenant les positions indéfendables que l’on connait alors que les Syriens sont massacrés quotidiennement.


Globalement, le ton du grand frère était à la peine et n’a pas suffi à conquérir une audience tunisienne hétéroclite hier dimanche, tout comme les propos généralistes et décousus.


Même si les quelques formules d’usage d’invocations religieuses, murmurées en préambule à son intervention, ont séduit ses partisantes les plus pieuses (leur visage s’illumina d’un sourire à l’écoute de versets dans lesquels elles se reconnaissent), ce fut une douche froide pour les jeunes islamistes venus par curiosité : point de défoulement hier autour de l’exaltation d’une victoire islamiste, mais un Ramadan dont ils découvraient qu’il défendait du bout des lèvres la laïcité, en plus de les présenter comme les dindons d’une farce US.


Quant aux modernistes, beaucoup ont eu l’impression que l’homme cherchait à ratisser large : pour éviter de se mettre à dos son lectorat le plus modéré, il ne prend jamais beaucoup de risques. A force de vouloir plaire à tout le monde, son livre laisse un goût d’inachevé, celui d’un auteur qui ne va pas au bout de ses idées.


Quand bien même des blogueurs locaux auraient été formées en Occident, faut-il bouder la libération du joug de la dictature pour autant ? A-t-on appris hier que les Etats-Unis avaient un agenda économique ? « Sans blague ?! », s’exclament des Tunisiens qui ne voient vraiment pas où Ramadan veut en venir.


Seif Soudani