Tunisie. La rencontre vérité entre Mourou et Wajdi Ghoneim
La visite en forme de tournée du prédicateur radical Wajdi Ghoneim en Tunisie, loin d’être anecdotique comme le prétendent certains, a constitué un évènement d’importance en ce qu’il est symptomatique d’une situation politico-sociale préoccupante pour le pays.
Contrairement à ce que prétendent d’autres encore, à l’image de Kaïs Saïd, selon qui la droitisation du pays ne serait due qu’à « l’extrémisme laïque » des élites tunisiennes, ces prédicateurs intégristes, dont la visite est facilitée par un public large et acquis, ne font en réalité que cueillir un fruit mûr : celui d’une islamisation germée depuis plus de dix ans.
Elle est le fruit d’une conjonction d’éléments dont la « sahoua » (renaissance) islamique régionale du début des années 2000, son volet télévisuel satellitaire, et surtout l’absence de vision et de pédagogie laïque depuis au moins trois décennies en Tunisie au sommet de l’Etat. Ben Ali a d’ailleurs lui-même tenté de récupérer la vague islamiste lors de la dernière phase d’auto préservation de son régime.
Malgré le grotesque de ses thématiques de prédilection (beaucoup tournent autour de la sexualité et de l’obsession de la femme), et indépendamment du personnage haut en couleurs, Wajdi Ghoneim a donc eu ce mérite d’être, au travers de sa visite, un catalyseur d’un certain nombre de maux, de permettre une prise de conscience d’un état des lieux.
Après la tempête et la discorde qu’il a causées par son encombrante présence, avant de partir hier dimanche, il a sévi une dernière fois dans un luxueux hôtel de la capitale où se tenait une réunion informelle entre lui, ses associations hôtes et les islamistes tunisiens dont des dignitaires d’Ennahdha.
Parmi ceux-ci, un élu à la Constituante, Ferjani Daghman, mais surtout Abdelfattah Mourou (fondateur historique du mouvement), réputé pour être le plus modéré et réformateur représentant de l’islam politique en Tunisie. Son comportement à l’égard de Ghoneim fut pour le moins équivoque.
Mourou en émissaire diplomatique maladroit
Lunettes de soleil fashion, crâne chauve et torse bombé, Wajdi Ghoneim aurait le look du skinhead fasciste si ce n’était son costume cravate, la barbe blanche et la marque de la piété sur le front. Il a en tout cas l’allure des télévangélistes pour ménagères US, et assurément une fortune comparable.
Il est reçu samedi en grande pompe par un Mourou étonnamment très zélé, poussant la sollicitude jusqu’à embrasser le front de l’égyptien, en lui offrant un objet précieux appartenant au patrimoine historique tunisien : un Coran calligraphié ayant appartenu à la bibliothèque du théologien Tahar Ben Achour.
Cela ne suffit pas à désamorcer la méfiance qui reste de mise du côté de Ghoneim : il tient à enregistrer le contenu de la réunion. C’est que celle-ci présente un aspect pourparlers de sortie de crise. Conscients de la vague d’indignation qu’ils ont provoquée, les associations islamistes concernées ont organisé une sorte de tentative de réconciliation entre leur invité et les plus diplomates des représentants de l’islam politique tunisien.
Dans les faits, la réunion d’1 heure et demie montre les limites de cette démarche de la réforme « de l’intérieur ». Du moins lorsque cela implique un dialogue, de sourds en l’occurrence, avec l’extrême droite la plus arrogante.
La laïcité, appréhendée comme un problème
Le malaise s’installe d’emblée lorsque Mourou sollicite un entretien privé, prétextant la nécessité d’expliquer quelques réalités locales d’ordre politique à l’Egyptien. Ce que décline Ghoneim qui dit être ici pour « changer cette réalité vers plus d’islam ».
C’est à partir de cet instant que Mourou va user d’une rhétorique douteuse : « Nous appartenons vous et moi à un même camp », lance-t-il. « Lequel ? » rétorque Ghoneim, intrigué. « Celui de l’islam », répond Mourou, donnant à voir ce qui s’apparente à un double langage, si l’on considère que l’homme véhicule depuis longtemps une image de la rupture avec le fondamentalisme, dans les médias du moins. Mais c’est pour la bonne cause, diront certains.
Le cœur des débats de la réunion elle-même est aussi riche en enseignements : il révèle des islamistes tunisiens conscients des limites de leur marge de manœuvre, et qui s’en plaignent auprès de Ghoneim à qui ils expliquent que le « camp adverse », celui des laïques, est plus puissant qu’il ne croit en Tunisie.
Ils préconisent d’adopter qu’une approche graduelle, la seule possible, la génération actuelle étant bien trop résistante au projet islamiste, notamment au sein des institutions.
Ils laissent ensuite le prédicateur star leur soumettre une marche à suivre en vue de l’application la plus rapide possible de la Charia islamique qu’il appelle de ses vœux, ce à quoi l’élu Ennahdha de l’ANC répond qu’il veillera à ce que la Constitution s’appuie le plus possible sur la loi islamique.
Fait marquant, à la sortie de la réunion, un journaliste interpelle Mourou sur sa position quant à l’excision, Ghoneim avec lequel il s’affiche étant connu pour son apologie de la chose.
Une fois encore, la réponse de l’intéressé montre que les islamistes les plus « éclairés » ne sont pas en mesure de condamner le principe même de certaines infamies d’un autre âge.
Ainsi, à l’image de ceux qui parlent de la simple nécessité d’un moratoire pour trancher la question de la lapidation des femmes, Mourou n’a invoqué en guise de réponse qu’une conjoncture et une spécificité tunisiennes qui font qu’actuellement « le problème de l’excision ne se pose pas », relayant à son tour au passage un hadith selon lequel l’excision serait bien une « makroumah », sorte de « bénédiction souhaitable ».
Voilà qui a le mérite de clarifier certaines positions de l’un des plus modernistes des islamistes tunisiens, Mourou ayant cette fois clairement choisi sa famille politique.
Seif Soudani