Tunisie – La magistrature en crise freine la transition démocratique

Déjà en crise depuis la révolution du 14 janvier, une série d’événements survenus en moins d’une semaine vient d’achever de plonger le corps tunisien de la magistrature dans une profonde crise structurelle.

L’institution, évidemment mise à mal en termes d’intégrité et d’indépendance durant l’ère Ben Ali, avait connu ses pires dérives au moment de la criminalisation de la contestation sociale lors des événements du bassin minier de Gafsa en juin 2008, considérés aujourd’hui comme le véritable prélude à la révolution du Jasmin.

L’AMT, Association des Magistrats Tunisiens, avait déjà osé braver la dictature en protestant à l’époque contre des décisions de justice politiques de la part de juges en service commandé depuis Carthage. Ce qui avait valu à ses membres d’être disséminés via des mutations de rétorsion sur tout le territoire tunisien afin de les isoler.

Suite à la révolution, les juges frondeurs de l’AMT purent réintégrer leurs postes à Tunis notamment, mais dénoncent aujourd’hui le fait que leurs homologues connus entre autres pour avoir sévi dans les jugements relatifs au bassin minier aient été promus pour certains après le 14 janvier.

Mais ce n’est pas tout. Surtout, cela arrive au moment où l’opinion assiste, impuissante, coup sur coup, à la fuite en France le 30 juillet dernier de Saïda Agrebi, figure symbole de la corruption et proche du clan Trabelsi, la libération le 3 août de Béchir Takkeri, ministre de la justice pendant pas moins de 11 ans à la faveur d’un « dossier d’accusation vide » et de la relaxe un jour plus tard de Abderrahim Zouari, haut dignitaire de l’ex régime et visage emblématique du RCD ex parti au pouvoir, dans une affaire de trafic d’influence.

Du coup la rue s’embrase à nouveau, les avocats à la pointe de ce qu’ils appellent déjà une nécessaire seconde révolution manifestent tous les jours depuis lundi devant le Théâtre Municipal de Tunis pour réclamer des comptes au gouvernement provisoire. Le « Groupe des 25 », c’est ainsi que se fait appeler un collectif comptant aujourd’hui une quarantaine d’avocats, s’est constitué et a déposé des plaintes tous azimuts dont certaines viseraient le ministre de la justice lui-même, suspecté de complaisance, voire d’obstructionnisme.

Une demande de justice transitionnelle légitime ?

Face à ce qui ressemble aujourd’hui à une loi des séries qui ne doit rien au hasard selon les juges de l’AMT, ceux-ci appellent à la création d’un Conseil supérieur de la justice transitionnelle. « A situation d’exception juridiction d’exception » affirment-ils.

Concrètement, cette proposition consisterait en l’instauration d’un tribunal spécial, constitué de juges « révolutionnaires », connus pour être au-dessus de tout soupçon de proximité que ce soit avec l’ex régime ou l’actuel gouvernement de transition, et qui criminaliserait des faits difficiles à juger au regard de la loi pré révolutionnaire.

Dans les faits, le peuple tunisien reste à ce jour divisé sur une telle conception de la justice. Deux camps débattent régulièrement dans les médias : les partisans des « purges » révolutionnaires, voulant à tout prix assainir le pays de la moindre survivance du RCD au risque de donner une image inquisitoire à leur démarche, et ceux qui se situent davantage dans des logiques de reconstruction davantage tournée vers l’avenir. Ces derniers craignent en effet une « justice règlement de comptes », révolutionnaire mais non moins politique que la précédente, celle d’avant la révolution. Il s’agit pour eux de ne pas employer les mêmes méthodes que celles du régime autoritariste de Ben Ali.

C’est le cas de Néjib Mâoui, ex-procureur de la république auprès du tribunal de première instance de Tunis. Celui-ci a été contraint de convoquer une conférence de presse hier pour revenir sur les conditions de sa mutation récente, selon lui non punitive et sans rapport avec la fuite de Saïda Agrebi par la grande porte de l’aéroport de Tunis-Carthage.

Mâoui insiste sur le fait qu’en l’absence d’une décision de justice, émettre une interdiction de quitter le territoire ne faisait pas partie de ses prérogatives, et que si des listes noires venaient à être établies sans jugement préalable à l’encontre d’individus sur la base de soupçons, cela ne serait pas sans rappeler l’arbitraire avec lequel l’ancien régime policier ciblait ses opposants.

Quoi que décide dans les jours à venir le ministère de tutelle mis au pied du mur après quelques bourdes et cafouillages évidents, il en va de l’instauration d’une démocratie réelle en Tunisie : nulle démocratie digne de ce nom ne peut faire l’économie d’un système judiciaire réellement indépendant, crédible et intègre. Les responsables des dérives de l’ère Ben Ali doivent sans doute être jugés selon un calendrier prioritaire seul à même de satisfaire les demandes pressantes et légitimes du peuple, et seul garant d’une stabilité retrouvée au plus vite. Une stabilité elle-même condition sine qua non à un environnement pré-électoral serein et apaisé.

S.S.