Tunisie – La démocratie, premier vainqueur des élections de la Constituante
Plus de 90% des inscrits ont voté hier dimanche 23 octobre en Tunisie, dépassant les prévisions les plus optimistes des observateurs et celles de l’Instance Supérieure Indépendante des Élections (ISIE). Avec un tel taux de participation, les Tunisiens ont donné à une journée déjà historique une incroyable dimension festive et montré un sens aigu de l’engagement citoyen. Un apprentissage de la démocratie qui se fait à vitesse grand V, malgré quelques irrégularités.
Les regards du monde entier étaient braqués sur la Tunisie hier dimanche pour ce grand rendez-vous avec l’Histoire que sont les premières élections libres et transparentes de toute une région du monde en proie pendant trop longtemps au totalitarisme et au bourrage d’urnes.
Et les Tunisiens étaient massivement au rendez-vous. Exercer ce droit pour la première fois de leur vie était clairement pour les votants un des aboutissements du processus révolutionnaire, à en croire l’émotion que trahissait fréquemment un grand sourire, voire des larmes qui en disaient long sur la fébrilité ambiante. « Je n’ai pas participé à la révolution des jeunes et des plus désœuvrés, je n’en ai pas eu le courage. Aujourd’hui, c’est un devoir pour moi que de faire le déplacement », nous confie un père de famille, des sanglots dans la voix, qu’une file d’attente monstre n’impressionnait pas.
Une affluence record
Les bureaux de vote n’ouvraient leurs portes que 07h00 du matin dans tout le pays. Mais dès 06h30 du matin heure locale, on devine que l’affluence sera d’une ampleur sans précédent : des files d’attente considérables se forment déjà dans des cours d’école qui peinent à contenir les vagues de nouveaux arrivants. Dans les coins les plus reculés, elles arrivent par bus entiers pleins à craquer.
A un bureau de vote situé dans une école primaire de la Marsa (banlieue nord de Tunis) où nous nous sommes rendus tôt dans la matinée, l’attente était de trois heures en moyenne, avec 200 personnes devant nous vers 10h00. Des témoignages nous ont fait état de jusqu’à 6 heures d’attente dans certaines circonscriptions de l’Ariana, à l’image de la cité Ennasr, quartier huppé qui a surpris en tordant le cou aux clichés autour de sa population désintéressée par la politique.
Très vite, on comprend que l’ISIE sera probablement en grande difficulté pour contenir cet enthousiasme, les bureaux de vote ne désemplissant pas en fin de journée. L’ajout d’urnes supplémentaires fut nécessaire dans plusieurs centres, ainsi que plusieurs heures de plus parfois aux 12 heures initialement prévues pour le vote, les portes ayant fermé à 19h00 heure locale sans que cela n’affecte les nombreux votants faisant déjà la queue à l’intérieur.
Un enseignement majeur est donc l’énorme légitimité que le taux de participation inespéré confère non seulement aux élections elles-mêmes mais aussi à la future assemblée élue qui pourra se prévaloir d’un très solide appui populaire pour écrire sereinement une Constitution forte.
Les doigts bleus (de la couleur de l’encre dans laquelle on devait tremper son index) deviennent vite le symbole d’une liberté retrouvée de millions de Tunisiens affichant le V de la victoire, celle d’une dignité retrouvée.
Quelques abus
Des irrégularités sont observées ici et là, dont certaines par nous-mêmes dans la banlieue relativement défavorisée du Kram. Des inconnus, étrangers au personnel de l’ISIE, improvisaient et imposaient une règle de non mixité en séparant files d’attente masculine et féminine. Une pratique qui fut surtout monnaie courante dans les régions les plus pauvres du pays, véritable terreaux pour des réflexes rétrogrades. Cette situation laisse augurer d’une polarisation rampante du pays qui a survécu à la révolution, entre une Tunisie des classes moyennes et une Tunisie oubliée devenue méconnaissable.
Des cas de distribution de tracts de dernière minute ont aussi été rapportés dans certaines files d’attente. Ceux qui essayaient ainsi désespérément d’influer les votes ont généralement été signalés aux forces de l’ordre ou aux militaires présents sur place qui, dans la plupart des cas, sont intervenus rapidement pour les arrêter.
L’ISIE a minimisé ces abus qui, bien que nombreux à Kairouan notamment, « ne sont pas de nature à affecter de façon significative le scrutin, ni graves au point de disqualifier une liste », a martelé Kamel Jandoubi aux médias locaux, se voulant rassurant. L’homme aura aussi fait des déçus hier en demandant 48 heures de dépouillement au lieu des 24 heures initialement prévues.
Mais dès la fin de soirée, des fuites faisaient état d’un raz-de-marée Ennahdha qui recueillerait la moitié des 10 sièges prévus pour les Tunisiens de France. Il n’en fallait pas plus pour que les troupes de Rached Ghannouchi fêtent déjà en sa présence ce qui se profile comme étant une large victoire du parti islamiste.
Seif Soudani