Tunisie. La constitutionnalisation de la charia, de moins en moins probable
Le débat fait rage en Tunisie autour de la question de l’intégration ou non de la charia islamique dans la nouvelle Constitution, en tant que source, ou l’une des sources du droit. Quelles sont les issues envisageables au bras de fer en cours et comment en est-on arrivé là ?
Un certain esprit angéliste du consensualisme est dans l’air du temps en Tunisie. Il est prôné aussi bien par un Béji Caïd Essebsi que par un Moncef Marzouki. Il consiste à avancer que l’on ne devrait pas parler d’opposition au cours de cette phase de transition démocratique où tout le monde devrait travailler ensemble, où « le pays a besoin de toutes ses compétences ».
La réalité de ce qui se joue en ce moment même à l’Assemblée constituante montre bien les limites de cette démarche et nous rappelle que la démocratie n’est pas le consensus, même si une Constitution a besoin d’un minimum de consensus nécessaire à une légitimité forte.
Cette réalité, c’est que les modernistes, plus républicains, et les conservateurs, plus religieux, défendent des projets de société, et en l’occurrence de Constitution, diamétralement opposés.
Un rapport de force déséquilibré, en apparence seulement
Les forces en présence paraissent privilégier la thèse d’un passage en force de la charia islamique en cheval de Troie dans la nouvelle Constitution.
Le rapporteur général de la rédaction de la Constitution est en effet l’islamiste Habib Khedher, élu de justesse face à l’universaliste Fadhel Moussa. C’est un proche de Rached Ghannouchi, et il ne cache plus, au gré de sorties médiatiques savamment calculées, l’intention de son parti de défendre bec et ongle une mention de la charia en préambule de la Constitution. Une démarche « naturelle pour un pays islamique », soutient-il.
Les bureaux des 6 commissions chargées de la rédaction de la Constitution sont par ailleurs dominés par les représentants d’Ennahdha.
Or, même si celles-ci ont entamé hier lundi leurs travaux effectifs, la tendance semble être à la temporisation et à l’expectative.
La semaine dernière, Habib Khedher, répondant à une question sur les raisons de ces tergiversations, déclarait sur Shams FM : « Il est encore trop tôt pour entamer la rédaction de l’article premier la constitution. »
C’est que cette volte-face d’Ennahdha n’est pas du tout du goût de personnalités politiques influentes avec lesquelles le parti islamiste doit composer. Nombreuses sont celles qui considèrent que cette position favorable à la charia est un manquement à un accord écrit qui listait pourtant les principes communs de la troïka au pouvoir.
A l’image de Mustapha Ben Jaâfar, qui vient de déclarer à plusieurs médias qu’il démissionnerait immédiatement, si un texte pro charia venait à passer. Une démission du Président de la seule entité élue qu’est l’Assemblée constituante qui causerait un véritable séisme institutionnel.
Ce n’est pas tout. Marzouki a réitéré la même menace de démission au micro de la RTBF.
Mais rappelons que même si les élus du CPR et d’Ettakatol acceptaient de voter en faveur d’une mention de la charia, reste le seuil des deux tiers des votes dont ne dispose pas la troïka. Un seuil nécessaire au passage de la Constitution dans son ensemble.
Pourquoi avons-nous cette discussion aujourd’hui ?
S’agissant de l’article 1 de l’ex Constitution (« La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’Islam… »), même chez les progressistes tunisiens, deux positions divergentes sont à distinguer.
La première est notamment défendue par Samy Ghorbal, ex conseiller d’Ahmed Néjib Chebbi, et auteur d’« Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète ».
Il y développe en substance l’idée selon laquelle cet article 1 est l’article fondateur de la modernité tunisienne, et qu’il fait l’objet d’un consensus salutaire de la part de l’ensemble des partis politiques.
L’autre position est défendue par l’intellectuel Hamadi Redissi. On peut considérer qu’elle est aussi défendue à demi-mot par le projet de Jawhar Ben Mbarek et son réseau Doustourna.
Redissi pense que l’ensemble des partis progressistes ont commis une erreur « en donnant sur un plateau l’article 1 aux islamistes », nous a-t-il confié. Il était clair selon lui que ceux-ci allaient par conséquent en demander plus, placer plus haut le seuil de leurs demandes.
L’actualité lui donne raison puisque ce qui devait arriver arriva. Khedher a récemment logiquement enfoncé le clou : pour lui, il s’agit de dire désormais que l’article 1 était en fait insuffisant, qu’il ne fait que décrire un état de fait, celui d’un peuple dont la religion dominante est l’islam, alors que ce qu’il revendique, c’est une loi fondamentale explicitement islamique.
Le projet de Doustourna fut l’unique texte à proposer une alternative au conservatisme ambiant autour de l’article 1. Son préambule ne parle que de la nature de l’Etat et de ses institutions, pour n’évoquer, plus loin, la question de l’islam qu’en termes d’appartenance du peuple. « Les Tunisiens n’ont pas besoin d’une Constitution qui leur apprenne leur identité », ironise-t-il à juste titre.
Quand on n’avance pas on recule. Force est de constater qu’en politique et en matière d’idéaux, ce précepte se vérifie sans cesse. Parce que les progressistes tunisiens ont fait preuve de frilosité, n’ont pas profité de la dynamique révolutionnaire qui aurait pu permettre de faire table rase de l’ancienne Constitution caduque, nous en sommes réduits aujourd’hui à demander désespérément le statut quo sur un article 1 pas des plus universalistes.
Si l’on en croit les positions officielles des uns et des autres, la charia ne sera vraisemblablement pas inscrite dans la constitution. Le salut de l’universalisme ne viendra que de là. Car il faudra s’attendre à voir les salafistes dans la rue pour réclamer la loi islamique, polarisant un peu plus la société tunisienne et accentuant les risques de blocage à l’Assemblée.
Seif Soudani