Tunisie. La Charia source de la législation ? Signification et portée.


Les Tunisiens se sont-ils libérés d’une peur pour en ressentir une autre ? Crainte persistante et intense sur leur devenir immédiat, sur la préservation d’un mode de vie qui fait leur originalité. C’est cette peur qui conduit les nouveaux dirigeants du pays à tenter de les rassurer. C’est un paradoxe de la vie politique que les vainqueurs des élections se sentent dans l’obligation de donner des gages quant à leurs intentions. Et, s’il en est ainsi, c’est bien parce que celles-ci ne sont pas de nature à apaiser l’inquiétude que ressentent les Tunisiens. Un discours fait de déclarations générales et imprécises peut-il rassurer ? Le peut-il alors qu’un contre discours explicite parfois, implicite plus souvent mais sans équivoque, vient introduire le doute ?




 


Les hérauts peuvent inquiéter lorsqu’ils évoquent les signes divins qui annonceraient l’ère d’un sixième Califat. A l’évidence, ce sont ces signes qui conduisent au pouvoir les vicaires de Dieu et non le peuple. Les élections elles-mêmes ne seraient qu’un de Ses signes. 


Comment ne pas craindre pour les libertés et l’intégrité physique des citoyens lorsque, stigmatisant les sans-emplois, les démunis, les travailleurs protestataires, un membre de l’assemblée constituante évoque à leur propos les sanctions corporelles de crucifixion, d’amputation des mains et des pieds en diagonale, de bannissement ?


Il est vrai, précise-t-il ultérieurement, que ceux qui, sans qualité, occupent l’université pour faire valoir le port du niqab ne sont pas astreints à de telles rigueurs. Ceux-là, en effet, ne combattent pas Dieu mais tentent de réaliser ses desseins, plus exactement ceux que des hommes, minoritaires dans l’orthodoxie, lui ont attribués. Il est ainsi fait abstraction du droit tunisien qui a banni depuis fort longtemps de telles sanctions.


Mais, là aussi, ce sont les hérauts annonciateurs d’un ordre ancien, mais qui se veut nouveau, qui parlent. Il y a des mots qui sont distillés : une caisse de zakat est évoquée sans que l’on sache s’il s’agira d’un impôt obligatoire ou d’une contribution de solidarité volontaire.


Le waqf (ou habous, biens de mainsmortes) est aussi annoncé sans que l’on sache si seul est visé le waqf public affecté à l’entretien d’une œuvre d’intérêt social (une mosquée, une école, un hôpital), à l’exclusion du waqf privé dont seuls les descendants de sexe masculin sont en général les bénéficiaires.


Tout ceci ne compte point, de même que ne sont pas prises en considération les conséquences économiques d’une institution, qui est l’œuvre des fuqaha, dont l’effet était la dégradation matérielle et la dévaluation économique d’un bien, exclu des échanges marchands, figé à perpétuité.


L’essentiel est de remplir l’horizon mental des Tunisiens de catégories anciennes et de les y habituer. Il est de réveiller dans l’imaginaire et l’inconscient collectifs la nostalgie du passé. Restaurer le passé, tel est le projet, puisque les habous ont été dissous en Tunisie en 1957.


 


Tuer le politique en le chargeant de théologie


Comment être rassurés alors qu’avec la bénédiction de ceux qui nous gouvernent, des prédicateurs d’un autre âge viennent, sur nos terres, tenter d’introduire dans un pays qui l’ignore, la pratique barbare de l’excision des jeunes filles, diviser le peuple en croyants et incroyants, jeter l’anathème sur la démocratie et excommunier les démocrates, appeler à la violence et, sans vergogne, s’attaquer, à travers son drapeau, à la Nation?


La Tunisie est une Nation bien singulière : ni d’Orient ni d’Occident, ou plus exactement appartenant autant à l’un comme à l’autre, avait soutenu Mahjoub Ben Miled, il y a plus de cinquante ans. Sans se renier, elle a épousé son temps. Refusant de rester prisonnière d’un passé révolu, elle s’est modernisée.  Privée de vie démocratique, elle n’en a pas moins réalisé certains de ses pré-requis.


Car la démocratie n’est pas seulement un système politique, une procédure de sélection des dirigeants, elle est aussi un état social. En même temps que l’instauration d’un système politique démocratique, c’est à la préservation et au renforcement de ce qu’il est convenu d’appeler « les acquis de la Tunisie moderne », qui sont bien réels, que la révolution doit naturellement conduire. La peur est une émotion qui peut aussi réveiller l’instinct de survie.


C’est par la loi et notamment par le Code du Statut Personnel que la société tunisienne s’est libérée. C’est autour de la loi que se joue aujourd’hui son devenir. Si la loi fut libératrice, ne risque-t-elle pas de devenir liberticide ? Invoquer la loi, c’est convoquer l’Etat et ses prérogatives juridiques, législatrices notamment. C’est aussi soulever la question du politique et de la souveraineté populaire.


Or, il se trouve que les islamistes investissent le politique pour tuer le politique en le chargeant de théologie. Ils investissent l’Etat pour faire obstacle à la construction de l’Etat de droit en le soumettant à une Loi déjà faite et en le mettant à son service. Ce faisant, ils vident de sa substance la souveraineté populaire et dépossèdent les citoyens de leur pouvoir de faire leur loi. 


Lorsque la ministre de la femme tient le mariage orf (coutumier) qui ne nécessite pas l’intervention d’un officier public, pour l’exercice d’une liberté, le sens de l’Etat en prend un coup, la loi est violée, et la notion de liberté est pervertie. Le registre de l’état civil n’est pas un caprice de l’Etat moderne, il est une de ses exigences, indispensable à son organisation.


C’est pour répondre à un besoin d’ordre et de protection des deux époux que l’intervention d’un officier ministériel lors de la célébration du mariage, est requise. Madame la ministre ignore que c’est parce que le recours à la forme traditionnelle du mariage avait été utilisée pour contourner l’interdiction de la polygamie qu’elle a été interdite et incriminée. Par sa déclaration intempestive, Madame la ministre n’en appelle pas moins à la violation d’une loi pénale.


Il est vrai que même lors de ses multiples mises au point, il apparaît clairement qu’elle n’en a cure, puisque c’est en référence au char‘ et à la religion (dîn) qu’elle prend position. En invoquant les libertés individuelles, elle fait montre de confusions puisqu’elle tient la liberté pour de la licence et le laisser faire. Elle aura réussi sur un point puisqu’elle prétend avoir voulu tester les réactions de l’opinion.  Si elle a été servie, cela en dit long sur son sens des responsabilités.


 


La démocratie au service d’une idéologie : Prémices d’une régression


Pour réaliser leur projet, les islamistes tunisiens ont la lourde tâche de devoir, d’abord, défaire l’œuvre de l’Etat moderne et ses lois. Malgré les promesses, ils ne peuvent avoir de la religion qu’une conception légale. Elle est à leurs yeux à la fois aqida et charia, foi et Loi, l’une n’allant pas sans l’autre, l’une se confondant avec l’autre.


Comment alors prétendre qu’il ne s’agit point de théocratie ? Leur horizon est naturellement le passé. Lorsqu’ils annoncent de revenir sur l’adoption pour l’interdire, c’est pour se conformer à une norme déjà donnée, sans se préoccuper de son efficacité sociale, sans voir les avantages comparatifs qui militent sans conteste en sa faveur : offrir à un enfant abandonné et sans filiation la chaleur d’un foyer, et l’amour de ses parents.


Ainsi, ils anticipent sur le contenu de la future constitution, c’est-à-dire sur la volonté du peuple. La charia est déjà en œuvre dans leur démarche. Plus encore, ils ne tiennent pas parole, car si la loi qui organise l’adoption n’est pas intégrée au CSP, ils savent pertinemment que c’est dans sa logique qu’elle a été édictée. Ils savent qu’elle n’en est pas séparable, puisqu’elle participe de sa philosophie. 


L’heure de la rédaction de la nouvelle constitution ayant sonné, ils ne respectent pas plus la parole donnée. Texte fondamental, la constitution est au fondement de la vie commune, et de l’organisation des pouvoirs publics. Démocratique, elle ne reconnaît d’autres souverains que la Nation, et préserve toutes les libertés qui doivent être reconnues à des citoyens égaux. Dans ce cas, elle unit le peuple sans méconnaître ses diversités.


Lorsqu’elle est au service d’une idéologie, elle est particulière à un groupe. Elle divise le peuple et le dépouille de sa souveraineté. La question est d’autant plus légitime qu’est à l’ordre du jour l’insertion dans la nouvelle constitution d’un article aux termes duquel la charia est une des principales sources de la législation (a-charia masdarun assassiyun min masâdir a-tachri‘).


Si la proposition était retenue, ce serait une première dans l’histoire constitutionnelle de la Tunisie, la plus ancienne du monde arabe. Elle l’alignerait sur les pays arabes du Moyen – Orient, Bahreïn et l’Égypte en particulier. Dans le même temps, elle l’éloignerait de l’Algérie et du Maroc dont les constitutions ne prévoient rien de comparable. Ce serait, dans tous les cas, une régression pour un pays qui était jusque-là à la tête du mouvement de réforme et de modernisation politique et sociale.


Pour autant, la disposition n’est pas sans signification. Elle ne se comprend que dans la mesure où elle montre que le simple fait de dire que l’islam est la religion de l’Etat n’implique nullement que la législation doit être conforme à ses prescriptions. Rétrospectivement, un démenti formel est apporté à certaines interprétations soutenues pendant de longues années sous l’empire de l’ancien article 1er de la constitution de 1959, prétendant qu’il subordonne la loi étatique au fiqh. Le fait pour un Etat d’avoir une religion officielle est donc sans incidence sur l’étendue de sa liberté législatrice. Il y a bien une différence entre religion et droit, entre foi et loi. Dont acte !


 


Un système figé aux contours indéfinis


Il faut interroger la proposition dans sa mise en œuvre pour en entrevoir la portée réelle. L’ambiguïté peut alors s’ajouter à l’incertitude. Que faut-il entendre par charia ? Quelle place elle occupera dans la théorie des sources, et quel effet elle produira sur la fonction législatrice de la Nation ?


C’est à dessein que le terme charia n’est pas défini. Sa signification n’est cependant pas évidente. Dépassant son sens étymologique de voie ou de chemin, les auteurs classiques l’ont différemment comprise, loi pour certains, religion (dîn) pour d’autres. Parce qu’on ne peut refaire l’histoire, la charia s’est au fil des siècles remplie de normativité.


Système global plus large que le droit, rien n’échappe à son emprise. Nous admettrons qu’en se rapportant aux sources de la législation, la formule retenue en limite le domaine aux seules questions d’ordre juridique. Sauf si dorénavant la morale et les mœurs seront aussi l’objet de réglementation. Mais une telle limite ne dit rien sur ses règles ni sur leur contenu ou sur le procédé de leur reconnaissance.


La réponse peut bien être implicite quoique aux yeux de certains sans équivoque. Il s’agira alors de se référer au système tel qu’il fut stabilisé au tournant du XIème siècle, soit au moment où se ferme la porte de l’ijthâd. Au nom de la fidélité aux ancêtres, l’ère de l’imitation est ainsi appelée à se prolonger.


L’interprétation des versets coraniques qui a été ainsi donnée par les théologiens et jurisconsultes des siècles passés est la seule interprétation valide, l’ijtihâd leur étant exclusivement réservé.


Ainsi, par exemple, ne serait pas admise, parce qu’erronée, la justification de la monogamie dégagée du Coran lui-même en raison de l’impossible égalité de traitement des coépouses par le mari. Les tentatives de relecture du corpus par les réformateurs du XIXème et XXème siècles ne seront donc pas à considérer. De même que seront interdits d’innovation les contemporains.


Il est vrai qu’ainsi entendue la charia ne peut obéir au principe d’actualité. Il ne serait alors pas possible de reconsidérer sa théorie des sources. En conséquence, il ne serait pas possible de redonner effet à la distinction classique entre les hadith récurrents (mutawatîr) et les hadith unipersonnels (ahâd). S’il ne faut retenir que ce que le passé nous a légué, il faudra alors tenir pour obligatoires tous les hadiths, quel que soit leur mode de transmission, dès lors qu’ils ont été reçus comme tels par la communauté.


Fera ainsi partie de la charia l’ensemble normatif établi par sa source la plus importance, à savoir le consensus (ijma‘). Œuvre purement humaine, les règles qu’il a établies devraient-elles continuer à régir les temps présents et à obstruer l’évolution ?


Il est en effet utile de rappeler que les règles établies par le consensus de nos ancêtres obligent toutes les générations qui les suivent jusqu’à la fin des temps. Elles sont le seules à ne pas subir l’effet du temps, à ne pouvoir être abrogées. Si le rôle de la doctrine est essentiel dans l’élaboration du système, comment régler les nombreuses divergences qui l’affectent ?


Faut-il alors à l’instar de la Haute Cour Constitutionnelle d’Egypte, distinguer entre les règles absolues que le temps ne peut affecter et celles qui peuvent, à partir de la construction des fuqaha, faire l’objet de divergences ? Le règlement de toutes ces questions est-il de la compétence des ulémas de formation traditionnelle, ou relèvera-t-il de la compétence des autorités étatiques sécularisées ? Dans le premier cas la souveraineté populaire est mise à mal puisqu’elle n’a pas le mot de la fin. Dans le second, la disposition pourrait être vidée de son sens.


 


La charia, ou comment exclure toute autre source de législation


Au-delà de ces interrogations sur la signification précise de la charia, la proposition peut n’avoir aucune utilité. Source matérielle, c’est-à-dire d’inspiration pour le législateur, la charia n’a pas vocation à s’appliquer directement. La médiation de la loi lui est donc nécessaire. Or, si le législateur est souverain, il lui appartient de déterminer librement ses sources d’influence.


Mais l’inspiration n’est pas la subordination et n’entraîne aucune obligation de conformité. Elle  est, en effet, libératrice de la créativité. Dans l’art de faire la loi, le législateur s’instruit des expériences passées, il prend aussi connaissance des solutions étrangères. Dans tous les cas, l’acte de légiférer n’est pas réductible à l’acte passif de la copie.


Si la charia n’est qu’une source, fut-elle principale, d’inspiration pour législateur, c’est qu’elle n’est pas seule. L’on est alors en droit de s’interroger sur l’absence de toute référence à d’autres sources susceptibles d’inspirer le législateur.


Pourquoi il n’est pas fait mention des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, au respect de l’intégrité physique, à l’égalité entre les sexes, à la non discrimination pour cause d’appartenance confessionnelle, à la liberté de conscience et de pensée ? Leur radicale absence signifie-t-elle, que dans l’esprit de ses rédacteurs, la charia n’est pas, dans la disposition, l’une des principales sources de la législation mais la seule ?


Sans être sûr qu’elle puisse pourvoir à tous les besoins de la vie moderne et à toutes les attentes, il est probable que c’est dans cette signification qu’il faut l’entendre. Si la charia doit coexister avec d’autres sources, se pose alors la question de leur coordination et de leur harmonisation. Que faire avec les préceptes qui attentent à l’intégrité physique ou qui contredisent le principe d’égalité et de liberté ? L’horizon idéologique de la proposition devra-t-il conduire naturellement à la prévalence de la charia ?


Dans les faits, ce n’est pas ainsi qu’opère un législateur. L’Etat de droit agit par le droit pour répondre à des besoins sociaux et pour préconiser des évolutions. Le droit n’est pas une coquille vide que viendraient remplir des instances sociales, économiques, sociales, ou idéologiques ayant chacune sa propre logique et répondant à des finalités spécifiques. Le droit est précisément cette instance d’arbitrage qui, pour ce faire, a besoin d’être autonome.


C’est pourquoi, dans un système démocratique moderne, la source première et ultime de la loi est la volonté du peuple souverain. S’il faut donner quelque effet à la disposition proposée, il faut l’entendre dans le sens où la loi se doit d’être conforme à la charia. C’est ainsi qu’à été compris l’article 2 de la constitution égyptienne faisant de la charia la principale source de la législation.


Dans une telle hypothèse la Nation n’est plus souveraine. La loi cesse d’être l’expression de la volonté générale si son contenu est prédéterminé par un ordre qui lui est extérieur, antérieur et supérieur.


 


Les acquis de la Tunisie moderne en danger


Dans son principe même, le souverain est celui qui n’est pas soumis. Or, l’obligation de se conformer aux enseignements de la charia, est une limite à la souveraineté qui est ainsi vidée de sa substance, puisque ses prérogatives sont limitées.


En effet, ce n’est plus au regard de la société que la loi est édictée dès lors que sa validité est tributaire de sa conformité à l’ordre transcendant. La charia n’est alors plus uniquement une source matérielle d’inspiration, elle devient une norme fondamentale à l’aune de laquelle s’apprécie la constitutionalité et donc la validité de la loi.


La conformité risque alors de prendre la forme d’une identité ce qui exclurait l’adoption de solutions qui sont seulement différentes. La question est de savoir si cette vérification ne vaut que pour l’avenir ou si elle s’applique aux lois antérieures.


La Haute Cour constitutionnelle d’Egypte a, sans convaincre, limité les dégâts en invoquant le principe de non rétroactivité. Les lois anciennes ne peuvent donc être remises en cause en vertu de l’article 2. Il y allait en effet de la sécurité nécessaire à tout ordre juridique et à sa stabilité.


La solution n’est pas incontestable, mais elle a le tout relatif mérite de préserver ce qui a été acquis. Cependant, si la solution égyptienne est adoptée, c’est toute possibilité d’évolution, qui serait alors proscrite. Le législateur ne pourrait pas même tenter d’améliorer les lois anciennes parce qu’il se soumettrait à l’obligation de conformité.


En revanche, si malgré sa faiblesse, cette voie n’est pas suivie alors il sera possible de remettre en cause les innovations du droit tunisien. Ce qui signifie que la voie sera ouverte à l’abandon des acquis de la Tunisie moderne. Dans tous les cas, la solution n’est pas adéquate à un pays qui a besoin de se moderniser.


En effet, elle conduira nécessairement à la remise en cause de l’œuvre que les juges ont réalisée dans le sillage du CSP. Libérant le droit étatique de la normativité religieuse, ils ont donné sens à l’égalité entre les hommes et les femmes, et ont banni la discrimination en raison de l’appartenance confessionnelle. De la sorte, ils ont non seulement approfondi et renforcé les apports du CSP ; ils ont, en les mettant en œuvre dans le cadre des relations familiales, rendu plus effectifs les droits fondamentaux. A peine entamée, l’œuvre est déjà menacée !


La volonté générale est vide de substance, est inexistante si la loi de l’Etat n’a d’autre fonction que de servir de relais à une norme qui est déjà faite, et qui de surcroît est jugée parfaite non pas tant en raison de contenu qu’en raison de son origine.  Plus exactement, son origine est le gage de sa perfection substantielle. Pourtant, cette norme n’est que le fruit d’interprétations et d’élaborations purement humaines et circonstanciées.


Ces préconisations restent, en toute hypothèse, incompatibles avec l’essence même de la démocratie. Car la capacité qui y est reconnue aux citoyens libres et égaux de faire et défaire la loi suppose que son contenu soit indéterminé.


Fait social et culturel, la loi est une œuvre humaine inscrite dans un certain contexte. En démocratie, la perfection de la loi est une quête jamais atteinte. Œuvre humaine, elle est toujours imparfaite. C’est pourquoi il est du pouvoir de ceux qui l’ont faite de la défaire.


La délibération du peuple est sans signification et est dépourvue d’effectivité si la loi, qui doit être son œuvre, n’est pas le résultat de son choix, toujours renouvelé, et n’est pas l’expression de ses décisions toujours actualisées. C’est aussi cela, c’est-à-dire cette remise en cause permanente, qui fait défaut à une norme qui, transcendant le temps, est immuable. C’est, au final, la démocratie qui est en question.


 


L’Etat moderne tunisien, bientôt de l’histoire ancienne ?


Pour achever le travail, il ne restera plus qu’à introduire une règle qui, cette fois, s’adressera au juge, l’obligeant, pour les besoins du comblement des lacunes de loi étatique et de son interprétation, de revenir aux solutions du fiqh. C’est alors que toute l’œuvre juridique engagée depuis le XIXème siècle et accomplie par l’Etat moderne sera reléguée à l’histoire.  Ce faisant, c’est bien une restauration qui est aujourd’hui en marche. Restauration d’un passé antérieur que l’on pensait, en Tunisie du moins, révolu.


Comment ne pas ressentir de la tristesse lorsque la Tunisie se voit contrainte de revenir à un débat d’un autre âge ? L’obscurantisme est le contraire des lumières. Empêchant de voir, ses ténèbres ne s’ouvrent sur aucune perspective d’avenir. C’est pourquoi il s’oppose au progrès.


Occupés par des controverses anachroniques et stériles, sommes-nous condamnés à nouveau, après avoir manqué la révolution copernicienne, puis la révolution industrielle, puis ensuite la révolution informatique, à ne pas prendre part à la révolution des nanosciences et des nanotechnologies que le monde est par ailleurs en train de préparer et de s’y préparer ? La posture de consommateur et de récepteur passif est-elle notre destin ? Si les hommes doivent s’en libérer, c’est en devenant maîtres de leur histoire. Il s’avérerait alors que  les techniques, le progrès économique, culturel et social, que la démocratie même, sont inséparables des valeurs et des principes de la modernité. Franchement, la Tunisie mérite mieux !


 


Par le Pr Ali Mezghani


Juriste, Professeur de droit à la Sorbonne


Dernier ouvrage : L’Etat inachevé. La question du droit dans les pays arabes, Gallimard.