Tunisie – L’onde de choc créée par « Laïcité, inch’Allah ! » se mue en débat de société

Des crispations continuent en Tunisie autour du débat de société né en marge du tollé qu’a soulevé la projection dimanche dernier du film de Nadia El Fani, en avant-première.  La réalisatrice franco-tunisienne a eu beau publier un communiqué dans lequel elle annonce avoir modifié le titre de son film documentaire, rien n’y fait. Elle avait en effet tenu à faire circuler dans les réseaux sociaux ce message :

« Le titre est maintenant « Laïcité, inch’Allah ! ». Il n’est pas question que certains continuent à dire et prétendre, uniquement sur la base du titre, que « j’attaque l’Islam », et que d’autres se sentent offensés et préfèrent par conséquent ne pas voir le film. J’ai donc changé le titre et le film est passé avec le nouveau titre à Tunis. »

Certains ont vu en ce changement de titre un mauvais service rendu à la cause de la laïcité en Tunisie, en ce qu’il peut créer un amalgame inopportun entre laïcité et athéisme, le titre initial de l’œuvre étant « Ni Dieu Ni Maître ». Mais même si la formule renvoie au slogan phare de l’anarchisme, le contenu du film (que nous avions visionné) fait la part belle à la critique des religions, et plus particulièrement un certain islam d’Etat.

Du coup, les partisans de l’intouchabilité de l’identité nationale du pays sont furieux. Ainsi l’avocat Hassan Ghodhbani a quitté avec fracas le plateau TV de la chaîne privée Nessma, lors d’un débat consacré à la question de la violence contre les artistes. Ce départ aussi soudain qu’étonnant en ce qu’il ne répondait pas à une quelconque provocation ou manque de respect de la part des autres invités, nous a poussé à enquêter sur le passé de l’avocat.

Il s’avère que l’intéressé est issu de la mouvance islamiste en Tunisie. Le 13 mai 2011, interrogé par le magazine tunisien Réalités (page 5) sur ce qu’il pense de la mort d’Oussama Ben Laden, Ghodhbani répondait : « La fin de Ben Laden est une fin que chaque croyant sincère devrait souhaiter pour lui-même, Dieu lui a accordé le martyr, et nous appelons de nos vœux que notre destin soit le même. Oussama est au paradis, et ses meurtriers sont en enfer… ».

Par ailleurs, nous avons été conviés ce matin à une conférence de presse de la fondation Lam Echaml (organisation regroupant plus de 80 ONG). Ses représentants ont condamné avec fermeté les agressions portées contre ses membres et ont considéré que les événements du 26 juin dernier ne sont pas anodins : « Nous demandons que les agresseurs soient poursuivis et mettons les autorités compétentes face à leurs responsabilités » ont-il insisté. Un communiqué de presse a aussi été distribué. Il alerte l’opinion publique sur « la gravité de tels actes et prend l’engagement de continuer son combat pour la défense de ses valeurs ».

Dernier point évoqué, l’appel à toutes les associations, partis politiques, personnalités indépendantes et créateurs à rester vigilants face à « toute manœuvre visant à limiter la participation de Lam Echaml à l’édification aux idéaux démocratiques et à la société civile tunisienne. »

Quelque peu abscons, ce dernier point nous a été clarifié « en off » par des membres du comité. Il semble qu’il se réfère à deux événements distincts. Le premier est une vidéo qui soulève un début de polémique sur le web tunisien, où l’on voit des responsables de l’organisation participer à ce qui est présenté comme le « Conseil de l’assemblée du conseil du parlement européen ». Moncef Ben Slimen s’y plaint entre autres auprès de ce qui est présenté comme des « députés européens » des attaques salafistes du Cinemafricart. Or, rectification, nous avons appris aujourd’hui qu’il ne s’agissait en réalité que d’une participation à la 6ème université d’été de la démocratie des écoles d’études politiques du Conseil de l’Europe. Voilà qui devrait mettre fin aux théories du complot qui avaient été promptes à crier à l’ingérence étrangère, d’autant que l’invitation en France de la délégation avait été faite de longue date.

L’autre problématique qui nous a été explicitée en exclusivité, est que lors d’une réunion préliminaire hier, les participants (Lam Echaml et des représentants cette fois de partis politiques désireux de prendre position) ont échoué à trouver un terrain d’entente préalable à un communiqué commun. Raison principale : l’usage de mots comme « modernité » et « progressisme », controversés selon certains membres de partis. Ces derniers auraient même insisté pour qu’Ennahdha se joigne à l’élaboration du communiqué final, alors même que le parti peine à condamner sans ambiguïté les attaques salafistes. Pire, Ennahdha aurait depuis convoqué selon les médias tunisiens une réunion des différentes sensibilités islamistes, dont les salafistes, afin « d’unifier leurs vues et d’unir leur parole ».

Notons enfin que la sortie officielle en salle du film de Nadia El Fani n’est prévue que pour le 21 septembre prochain. En attendant, il n’a pas fini de défrayer la chronique. En témoigne ce message que l’artiste a posté hier sur son profil Facebook :

« Merci à vous toutes et tous qui m’avez soutenue… Nous touchons au but dans la mesure où les partis politiques les associations, la société civile se sont emparés du sujet… Une grande manifestation est à venir… Le débat est un enjeu pour nos premières élections démocratiques… Mobilisons toutes et tous unis pour notre Tunisie pleine d’avenir dans la modernité ! »

Nadia El Fani vient de se voir décerner le Prix de la Laïcité 2011. L’annonce a été faite mercredi lors d’une conférence de presse à l’Assemblée Nationale, par le Comité Laïcité République.

Seif Soudani