Tunisie. L’influence grandissante du Qatar menace-t-elle la souveraineté nationale ?
Annoncés hier mardi, les nouveaux programmes d’investissement du Qatar en Tunisie sont d’une ampleur inédite. Ils entrent même dans le cadre de programmes sociaux et de développement du pays. L’influence grandissante de l’émirat fait débat en Tunisie. Le Qatar est-il en passe de devenir un Etat dans l’Etat ?
En visite éclair en Tunisie, Khalid bin Mohamed Al-Attiyah, ministre d’Etat des Affaires étrangères qatari, a eu beau rencontrer les deux présidences aux palais de Carthage et de la Kasbah, lorsqu’il fait son annonce de la mise à exécution immédiate d’un vaste plan de développement, l’impression qu’il donne est celle d’un ministre de l’aménagement du territoire tunisien.
« Les régions intérieures sinistrées auront assurément la priorité », affirme-t-il dans une conférence de presse au Palais du Gouvernement, avec une assurance et un sens du détail qui attestent de sa connaissance poussée de la Tunisie. Avant de tempérer : « Chaque projet, qu’il soit à coloration sociale ou d’investissement, prendra soin de mettre à contribution les locaux non seulement en matière d’emploi, mais aussi de participation de capitaux ».
Des projets titanesques
Aucun secteur n’échappe aux appétits qataris. Industrie, infrastructure, tourisme, mais aussi habitat et logements sociaux sont concernés.
A Sidi Hassine – Sijoumi, dans les faubourgs défavorisés de la capitale, c’est la construction de pas moins de 700 logements sociaux à la cité Omar Mokhtar qui sera financée par l’émirat. Un projet dont le coût est estimé à plus de 40 millions de dinars. Une bouffée d’air pour la SNIT (Société Nationale Immobilière de Tunisie), empêtrée dans des déficits structurels et les affaires de squat depuis la révolution.
A Skhira dans le golfe de Gabès, les négociations se poursuivent avec le Qatar pour finaliser la construction d’une grande raffinerie high-tech par la société Qatar Petroleum qui avait remporté un appel d’offres international datant de l’avant révolution.
Le piège de la rhétorique nationaliste
Il n’en fallait pas plus pour déclencher une vague de protestations allant jusqu’à l’indignation d’une partie de la société civile.
Dans les réseaux sociaux, la dénonciation de l’entrisme et de l’ingérence étrangère qataris est quotidienne. Certains vont jusqu’à appeler à « exécuter les traîtres ! », selon un langage belliciste.
Le quotidien Achark al Awsat et le site tunisien de Radio Kalima avancent même une théorie du complot selon laquelle « le Qatar pilote la politique intérieure de la Tunisie », relayant un diplomate arabe anonyme.
La rumeur trouve un écho certain, d’autant qu’elle ajoute une couche d’anti américanisme : c’est Washington qui aurait confié la gestion de la zone Tunisie – Libye au satellite qatari de l’ « Empire » US. Même l’opposition serait factice si l’on croit les mêmes sources qui mettent la visite à Doha de l’ex Premier ministre Béji Caïd Essebsi dans le même cadre du champ d’influence tous azimuts.
Si l’insolente proximité entre Ennahdha parti au pouvoir et le Qatar du Prince Hamad bin Khalifa Al Thani est avérée, revendiquée et même décomplexée, et si l’ambition hégémonique du petit émirat n’est plus à prouver, la critique du tandem nahdhaoui-qatari ne sait pas jusqu’ici se faire sans l’économie d’un certain ressentiment nationaliste.
Le plus souvent, cet angle d’attaque d’Ennahdha épargne son projet de société conservateur pour se focaliser sur l’aspect loyauté à la patrie : il s’agit de donner à voir le parti islamiste comme traître à la nation avant tout.
Les adeptes du choc des civilisations affectionnent le mythe de l’extravagant « axe américano-islamo-sioniste », alors même que la base électorale d’Ennahdha regorge de sentiments souverainistes, anti américains et antisionistes, régulièrement mis en scène dans les meetings et les réunions populaires.
Qu’elle soit employée à dessein ou de façon inconsciente, la rhétorique nationaliste, efficace dans une région du monde où les sentiments nationalistes sont encore très fédérateurs, reste une rhétorique de distraction par rapport au clivage progressisme – ultra conservatisme.
Seif Soudani