Tunisie. Interview de Sadok Belaïd : « L’identité culturelle des Tunisiens n’est pas en péril »
Nous avons voulu avoir l’avis du professeur émérite Sadok Belaïd, spécialiste du droit constitutionnel qui s’est aussi spécialisé ces dernières années dans les questions relatives aux rapports entre Etat et religion.
Le Courrier de l’Atlas : La loi de l’organisation provisoire des pouvoirs publics votée récemment stipule que « le Président de la république doit être de confession musulmane ». Pensez-vous qu’un tel article est discriminatoire vis-à-vis de tous les Tunisiens qu’il exclut ?
Sadok Belaïd : En réalité, cette disposition qui existe déjà dans la Constitution de 1959, avait été adoptée dans un contexte politique particulier, marqué par le fait que la Tunisie venait de déclarer son indépendance et devait faire face à toutes sortes d’incertitudes.
Socio-culturellement d’abord, la Tunisie était à dominante musulmane, mais il y avait une population importante de ce qu’on appellera par la suite les « Pieds-Noirs », environ 180.000. Ils restaient considérés comme des colons étrangers dont on ne savait pas alors quel allait être le sort. Il se trouve qu’ils détenaient une bonne partie de l’économie tunisienne. Nous avions aussi la minorité juive, constituée quant à elle de Tunisiens. Dans leur cas aussi, les enjeux étaient d’ordre économique : c’est une population qui tenait le secteur tertiaire.
Face à la puissance de ces communautés et l’incertitude quant à leur départ ou non, l’attitude préconisée par la pensée bourguibienne était qu’il fallait au moins préserver le statut de la magistrature suprême, le socle le plus sûr étant qu’elle soit dirigée par un Tunisien de confession musulmane. Pour le reste, beaucoup de juifs tunisiens ont été durant ces années-là à des postes clés de l’Etat.
Aujourd’hui, nous sommes dans un contexte différent : la question des minorités n’est plus d’actualité, mais on spécule sur l’identité culturelle tunisienne comme si elle était en péril. On a monté en épingle une question secondaire, puisque j’imagine mal l’hypothèse d’une candidature juive ou amazighe à la présidence de la République tunisienne.
On a donc maintenu cet article par simple sens de la tradition. Moi-même, en rédigeant mon avant-projet de Constitution, je n’ai eu aucun problème à reprendre la même formule. Cela reste l’exception que l’on veut donner à cette fonction qui se veut garante de l’unité culturelle du pays. Je n’y vois pas personnellement de problème particulier.
LCDA : Sur un plan plus technique, les élus du camp moderniste ont exprimé leur agacement face aux interruptions régulières des séances de travaux de la Constituante pour cause de pause prière. Il est même question d’intégrer ces pauses au règlement intérieur de l’Assemblée. Considérez-vous cela comme un point de détail, ou bien faut-il y trouver une solution ?
Etant donné le déséquilibre actuel des forces en présence au sein de l’Assemblée, Ennahdha pourrait très facilement inscrire une telle disposition dans le règlement intérieur ; il jouit d’une majorité confortable pour cela. Et qu’importent les jérémiades habituelles de la minorité de l’opposition.
On peut très bien imaginer aussi d’autres dispositions à caractère religieux, comme des vacances de l’Assemblée durant le mois du ramadan ou encore des vendredis chômés.
Cela dit, le règlement intérieur reste soumis aux aléas de changement de majorité et peut être remis en question ultérieurement. On aurait donc tort de vouloir sécuriser ainsi ces prescriptions.
Je pense que tout ceci relève de l’enfantillage : le problème que le pays a à gérer n’est pas celui de l’assiduité aux prières. Dieu lui-même est plus tolérant que ses fidèles ! En islam, on peut très bien regrouper au besoin en une fois ses prières en fin de journée. Combien de fois ai-je vu mes proches les reléguer sans aucune gêne à la « salat al ichâa » durant la cueillette des olives ou celle des moissons, ou plus simplement parce qu’ils étaient enseignants ou responsables administratifs.
Je mets donc cela sur le compte de l’enfantillage politique : se permettre des caprices parce qu’on veut montrer qu’on a le pouvoir et qu’on peut faire ce qu’on veut. Cela ne durera probablement qu’un temps. Or, en l’occurrence, il en va de l’intérêt national pour ceux qui sont assis sur ces sièges. Quand on a des exigences personnelles en contradiction avec le fait de servir le plus efficacement possible la République, alors on s’abstient de se mêler de la chose publique.
Propos recueillis par Seif Soudani