Tunisie. Habib Kazdaghli : « Nous avons sauvé l’année universitaire »
Habib Kazdaghli, doyen de la Faculté des lettres de la Manouba, est sans doute l’universitaire tunisien le plus sollicité par la presse internationale depuis qu’a éclaté l’affaire dite du niqab, lorsque des salafistes ont entamé un bras de fer, toujours en cours, pour imposer le port du niqab à la fac, contre le règlement intérieur. Nous nous sommes entretenus avec lui, en exclusivité, pour faire le point sur une année plus que mouvementée. Une année universitaire qu’il se félicite d’avoir sauvée, stoïque face à son ministère de tutelle. Il nous révèle que celui-ci a voulu lui imposer des interlocuteurs dont « un certain Oussama », le propre fils du ministre de l’Enseignement supérieur.
Lorsque nous arrivons à la mi-journée à la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, l’établissement est presque désert. La première session des examens de fin d’année vient de s’achever, laissant une impression d’apaisement, sorte de « calme après la tempête ».
L’institution revient de loin, après le risque bien réel d’une année blanche brandi par son administration et ses professeurs, face à l’immobilisme des ministères concernés (dont le ministère de l’Intérieur) dans la résolution de la crise qui est allée jusque la paralysie puis à la fermeture pendant un mois fin 2011, sur décision du doyen.
Nous faisons le point avec lui dans son bureau qui porte encore les stigmates témoins de la violence de l’affrontement qui l’a opposé aux radicaux salafistes dont beaucoup étaient des éléments extérieurs à la faculté. Un jet de pierre est même passé à quelques centimètres de lui, brisant une vitre de son bureau, fraîchement réparée.
Le sit-in a été déplacé depuis, il n’en reste plus que quelques étudiants occupant un amphithéâtre, mais les derniers troubles remontent au 10 mai dernier.
« Au nom de la religion on veut diriger l’Université »
Le doyen tient d’abord à préciser que la demande d’interdire le niqab en salle de classe et dans les examens provient de la famille des professeurs, des enseignants eux-mêmes dans une situation de transmission pédagogique devenue problématique.
« L’université est souveraine », c’est son leitmotiv lorsqu’il évoque le chemin de croix qu’il a dû parcourir avant de pouvoir sauver la première année universitaire post révolution.
Ahmed Brahim, leader de la gauche tunisienne, issu de la même faculté, avait passé 40 jours à la tête du ministère de l’Enseignement supérieur au lendemain de la révolution. Sa première décision en tant que ministre fut la dissolution du corps de la police universitaire.
Kazdaghli dit aujourd’hui vouloir un corps de substitution, un corps de sécurité qui dépendrait directement du doyen, comme cela se fait en Occident. Cela mettrait fin à la précarité d’un calme enfin retrouvé.
« Pour ma génération, la révolution c’est un rêve »
Engagé en politique depuis 1974, l’homme revient sur sa conception de la révolution dans l’absolu : « Une révolution ne peut être envisagée que pour demander plus de progrès », aime-t-il à rappeler.
Des « tentatives de réaction, des velléités réactionnaires, des revers », c’est en ces termes qu’il qualifie ce que sa faculté a subi, tout en affirmant, en professeur d’Histoire, que ce n’est pas propre à la Tunisie et que c’est en somme le lot de toutes les révolutions.
« Si jamais la Manouba tombe, c’est toute l’Université qui va tomber » : c’est ainsi que les collègues du doyen, les professeurs, l’incitaient à continuer le combat.
« Cette faculté est devenue le symbole de la résistance pour que l’Université maintienne sa place dans la Tunisie post révolutionnaire, un fief de la résistance, de l’autonomie, de la liberté de pensée, du renouvellement du savoir », explique-t-il.
La Manouba fut une ligne de front dans cette bataille entre deux visions de l’Université. « Le ministre et les gens d’Ennahdha ne se sont pas mobilisés à nos côtés pour cette lutte », déplore le doyen.
« On a voulu m’imposer des interlocuteurs »
Nous demandons au doyen si les nouvelles autorités ont voulu lui imposer des intermédiairesétrangers au monde universitaire. Il nous confirme que c’est le propre fils du ministre Moncef Ben Salem qui fut dépêché sur place pour superviser les négociations de sortie de crise, « un certain Oussama, m’avait-on dit », précise le doyen.
« On m’a diabolisé à un tel point qu’une délégation ministérielle est venue au prétexte de vouloir désamorcer la crise », sous-entendu entre « le gauchiste » qu’il serait essayant de politiser le dossier, et des étudiants ne faisant que demander des droits et des « libertés ».
« Pour moi ce sont des filles manipulées », conclut-il à propos des quelques étudiantes dont certaines se sont absentées lors de la tenue du conseil de discipline, exclues pour des périodes variables, alors que d’autres ont choisi de « tomber le niqab ». Pas de salle de prière non plus pour les étudiants qui ont corrélé cette demande à d’autres, comme la non-mixité.
Mohamed Bakhti, 27 ans, un ex d’Al Qaïda et du groupe de Solimane, « émir » meneur des salafistes, ne le dit pas publiquement, mais si la Faculté des Lettres de la Manouba est ciblée en priorité, c’est qu’elle incarne aussi ce haut lieu où l’on fabrique une pensée libre et critique, celui-là même par lequel sont passés des Mohamed Talbi, Raja Ben Slama et Amel Grami, soit autant de réformateurs modernistes de la lecture des textes sacrés, synonyme de renouveau de la pensée islamique.
Propos recueillis par Seif Soudani et Edouard de Mareschal