Tunisie. Flagrant délit de double discours de Rached Ghannouchi

 Tunisie. Flagrant délit de double discours de Rached Ghannouchi

Rached Ghannouchi s’est rendu coupable d’un authentique exercice de double discours

Début décembre, nous commentions la discrète visite de Rached Ghannouchi aux Etats-Unis. Le leader d’Ennahdha avait notamment pris part à Washington à une conférence organisée par le Washington Institute for Near East Policy (WINEP), un think tank dépendant d’AIPAC (principal groupe de pression US œuvrant pour la défense des intérêts d’Israël), chargé du lobbying dans les médias.

Plusieurs polémiques ont éclaté depuis dans les médias tunisiens et arabes autour de l’opacité de cette visite et de ses motivations. Mais la plus récente est en passe de prendre des proportions d’incident diplomatique entre l’Arabie Saoudite et le nouvel homme fort de la Tunisie. La teneur jugée particulièrement tendancieuse des déclarations de ce dernier concernant sa prédiction de « la chute prochaine des monarchies du Golfe » lui vaut une féroce campagne médiatique saoudienne.

C’est le quotidien Alryadh (proche du pouvoir saoudien) qui assène d’abord deux éditos cinglants contre Rached Ghannouchi (ici et ici), l’un le taxant de mégalomane et l’autre de girouette « changeant de déclarations au gré du vent ». La chaîne saoudienne basée à Dubaï, Alarabya, chargeait ensuite cette semaine Ghannouchi par le biais du PDG de la chaîne qui le taxait d’irresponsable et de prétentieux.

Début décembre, le premier ministre Hamadi Jebali déclare sur France 24 : « Nous ne demanderons pas d’extrader Ben Ali parce que nous ne voulons pas que nos relations avec nos frères en Arabie Saoudite se détériorent. » Jugée étrange par nombre de Tunisiens, la déclaration apparait aujourd’hui, à la lumière des faits dont nous disposons, comme une tentative d’apaisement.

Mensonge patent et instrumentalisation du conspirationnisme

Face à l’ampleur de ce qui devient alors une affaire d’Etat, samedi dernier, le chef d’Ennahdha lui-même se résout à réagir dans les colonnes d’un autre quotidien saoudien, Asharq al-Awsat.

Il y nie catégoriquement qu’il ait pu tenir de tels propos, et accuse « des parties sionistes » d’être à l’origine d’une machination dont le but est de nuire aux relations des islamistes tunisiens avec le reste des pays arabes, surtout les pays du Golfe.

Ghannouchi formule une double accusation assez contradictoire : celle d’une fabrication ou d’un montage fallacieux, et celle de la divulgation d’un contenu censé rester confidentiel : « J’ai pris part à une conférence et nous nous sommes mis d’accord avec les gens du WINEP pour qu’elle ne soit pas rendue publique. Mais ceux-ci ont failli à leur parole, ce que nous avons contesté, et ils se sont excusés. Ils en ont néanmoins déformé la teneur, dans le but de nuire à nos relations internationales. Israël n’a pas intérêt à ce que ses voisins soient aujourd’hui unis ».

Retrouvant ses réflexes souverainistes, il se défend par ailleurs de toute velléité « d’ingérence dans les affaires de pays étrangers frères. »

Une semaine plus tôt, c’est au micro de Shams FM (voir vidéo) qu’il bottait en touche, allant jusqu’à nier avoir été reçu par le WINEP, et qualifiant les propos du journal « Sawt Echaâb » qui couvrait l’info « d’âneries ».

Tous nos confrères ayant couvert ce feuilleton médiatique se sont contentés de cette réponse et de celle fournie par téléphone à Asharq al-Awsat comme dénouement à la crise qui clôt le dossier.

Nous avons contacté le WINEP hier mercredi. Un responsable nous a renvoyés vers une vidéo postée sur le channel Youtube de l’organisation. Elle avait été postée la veille et consiste en un enregistrement audio de la conférence en question.

La même source précise que face à la tournure qu’avait prise l’affaire et le déni de Ghannouchi, dans un souci de transparence, le WINEP a décidé de rendre public le contenu intégral des 45 minutes de l’intervention du leader islamiste.

Robert Satloff note même que l’enregistrement a été fait à l’aide d’un appareil posé à-même la table de Ghannouchi, et qu’à aucun moment, il ne fut question d’une entente concernant une éventuelle non publication du contenu.

La défense de Ghannouchi ne résiste pas à l’épreuve des faits

Nous avons isolé les 8 minutes incriminées, où Rached Ghannouchi commence par parler de la contamination des autres révolutions arabes s’inspirant du modèle tunisien. Il y dit clairement ensuite, sans l’ombre d’un doute, que « maintenant que les républiques sont tombées, vient le tour des monarchies, pour l’an prochain ».

Il conclut en affirmant : « Cette vague ne s’arrêtera pas aux portes des monarchies parce qu’il s’agit de rois. La jeunesse saoudienne mérite aussi la liberté et doit pouvoir y aspirer au même titre que les jeunes Tunisiens et Syriens. Nous sommes un même peuple mu par une même culture ».

Nous confrontons la séquence dans notre montage aux déclarations de Ghannouchi sur Shams FM le 8 décembre dernier (voir vidéo ci-dessus).

Quant au fait que l’homme semble découvrir qu’il ait eu affaire à des « sionistes », nous pouvons l’entendre dire distinctement au début de l’enregistrement complet que « c’est un plaisir d’être dans le Washington Institute, une très célèbre institution ». Son traducteur tunisien (Dr. Moncef Ben Ayed) déclare même pour sa part qu’il s’est rendu là à plusieurs reprises.

Voilà qui prouve que Rached Ghannouchi s’est en l’occurrence rendu coupable d’un authentique exercice de double discours, ses déclarations changeant du tout au tout en fonction de son interlocuteur.

Plus généralement, cela illustre une inquiétante perte de souveraineté de la politique étrangère de la Tunisie, qui apparait désormais comme un pays satellite d’une sorte de Vatican tout puissant qu’il s’agit de ne jamais froisser, et encore moins de révolutionner.

Seif Soudani