Tunisie – 1ère audience du procès Nessma TV, un cirque médiatico-judiciaire
Après plus d’une heure de débats dans la matinée d’hier jeudi 17 novembre, le procès de Nessma TV a été reporté au 23 janvier 2012. Une première audience d’un procès-spectacle houleux, tenue dans des conditions chaotiques.
On pensait l’affaire Nessma – Persepolis close avec les plates excuses prononcées par Nabil Karoui, le PDG de la chaîne, au lendemain de la diffusion du film d’animation franco-iranien contenant, ô péché parmi les péchés, une scène représentant « l’entité divine ».
C’était sans compter les 144 avocats ayant porté plainte contre la chaîne, en compagnie de quelques associations dont, curieusement, l’Association de la sauvegarde de la ville de Hammamet, ainsi que quelques citoyens zélés, pour « blasphème », « atteinte aux bonnes mœurs », « atteinte aux sentiments religieux » et « trouble à l’ordre public »… (La loi sanctionnant le blasphème, article 121, chapitre 3, du code pénal, date de 1975 en Tunisie).
Quasiment autant d’avocats étaient présents hier (142, dont quelques stars du barreau à l’image d’Abdelaziz Mezoughi) pour défendre les 3 accusés : Nabil Karoui, son collaborateur chargé de la supervision des programmes, ainsi que, plus inquisitoire encore, la représentante de l’association féministe ayant doublé le film en dialecte tunisien.
C’est donc dans une véritable atmosphère de chasse aux sorcières, digne d’un autre âge, que s’ouvraient les débats.
L’étonnante ligne de défense de Nabil Karoui
Dans un incommensurable brouhaha, le juge du Tribunal de première instance de Tunis commence par un interrogatoire en règle du PDG de la chaîne dans le box des accusés, au milieu d’une foule compacte de robes noires.
La ligne de défense de Karoui avait de quoi surprendre. Là où l’on pouvait penser qu’il dispose d’un boulevard pour contester un acharnement judiciaire, des accusations disproportionnées et moyenâgeuses, voire des lois injustes et obsolètes, l’accusé opte là encore pour une ligne pragmatique, conservatrice et conciliante. « Business is business », diront ses détracteurs.
Il commence par plaider la faible audience : « A peine 2% d’audience, soit 100 000 téléspectateurs, ont vu le film, votre honneur », s’exclame-t-il d’un air presque désolé, non pas pour suggérer que les plaignants parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, mais pour diminuer la portée d’une faute qu’il reconnait donc implicitement, avec l’espoir de la minimiser.
On comprend vite que ce n’est pas aujourd’hui qu’on verra la naissance d’un héros-martyr révolutionnaire, malgré une tribune toute désignée.
« Je me suis excusé au nom de la chaîne si j’ai pu blesser les sentiments religieux des Tunisiens », enchaîne-t-il. Quant au chef d’accusation de trouble à l’ordre public, il fait tout de même remarquer au juge qu’il est l’œuvre des intégristes qui ont appelé à manifester et ont coordonné des actions violentes contre les locaux de la chaîne, en criant à la provocation (et non l’inverse).
Nabil Karoui a malgré tout eu la présence d’esprit enfin de rappeler aux magistrats qu’il est la victime de cette affaire, lui qui comparaissait hier alors que c’est sa résidence que des salafistes ont attaqué et incendié au lendemain de la diffusion du film. Un crime impuni d’une dizaine d’individus convoqués par la police, mais très vite relâchés faute de poursuites du parquet…
Une dangereuse dérive populiste de la justice tunisienne
De nombreux dépassements et irrégularités ont été observés lors de l’audience, comme ceux des avocats qui n’ont pas cessé de s’invectiver les uns les autres, au mépris des juges et du respect le plus élémentaire du Tribunal, perturbant les débats et transformant la salle d’audience en immense champ de bataille digne d’une cour de récréation.
Mais plus grave encore, outre ces joutes verbales anarchiques, la justice observée hier était une véritable justice de la place publique, avec non pas une logique des arguments et du droit, mais une logique de rapport de force, de celui qui aura ramené avec lui le plus de soutiens.
C’est ainsi que des pétitions ont été présentées à la cour par les avocats de l’accusation, signées par des milliers de Tunisiens, en guise de pièce à conviction. Point d’études ou de rapports d’experts donc, mais une justice statuant sous une pression populaire de la rue et du plus grand nombre.
Au-delà du problème de l’indépendance de la justice, c’est le silence assourdissant des intellectuels tunisiens, du moins de la majorité de l’intelligentsia, qui interpelle aujourd’hui.
Face à une justice qui a d’abord estimé une telle plainte recevable, et qui hier a montré qu’elle la prend suffisamment au sérieux pour ajourner le procès de plusieurs mois, il y a fort à parier que ceux qui se taisent aujourd’hui devant une fuite en avant liberticide, feront eux-mêmes les frais de la censure demain. La censure, quelles qu’en soient les motivations, étant toujours le prélude à la dictature.
Seif Soudani