Tunisie – Ennahdha est-il le parti de la rupture ?

 Tunisie – Ennahdha est-il le parti de la rupture ?

Le secrétaire général du parti Ennahdha

Alors qu’il est clairement établi aujourd’hui que l’une des clés du succès électoral d’Ennahdha fut son aptitude à vendre une image de rupture radicale avec l’ancien régime, une série d’évènements et de décisions prises récemment par le parti islamiste vient écorcher cette image théorique du parti de l’assainissement tous azimuts. Déjà confrontés à l’épreuve de la gouvernance, ses dirigeants semblent davantage verser aujourd’hui dans une continuité étonnamment conciliante, voire une volte-face qui leur fait faire des compromis pas toujours du goût de leur base.

Dernière grande formation politique à avoir présenté un programme in extremis en septembre dernier, surtout un programme économique attendu au tournant, Ennahdha avait laissé à l’époque une vague impression d’inachevé. Il faut dire que les mouvements sociaux à l’origine de la révolution du 14 janvier n’ont laissé à aucun parti politique le temps d’élaborer sérieusement un programme crédible. Faute de temps et pris de court, ils furent tous absorbés par leur propre restructuration après des décennies de répression par l’ex régime.

Aujourd’hui, déjà leaders de la future majorité au sein d’une Assemblée constituante qui sera aussi appelée à gouverner le pays en tant que seule entité élue, Ennahdha est au centre de toutes les attentes de la part de Tunisiens très inquiets de la situation économique du pays. Il l’est davantage encore de la part d’investisseurs et d’entrepreneurs que le parti cherche à tout prix à rassurer. Oublié le programme généraliste abstrait en 365 points « écrit par 182 experts internationaux » : depuis quelques jours, on parle business, pragmatisme, main tendue et même réconciliation avec des hommes d’affaire caciques de l’ancien régime.

Pas de réel programme, mais beaucoup de volontarisme

Il n’aura pas échappé aux observateurs de la campagne électorale que les chefs d’Ennahdha n’ont jamais été très à l’aise pour parler économie. Parti de droite certes, le parti est infiniment plus dans son élément pour parler de thèmes identitaires et religieux, étant un parti de droite conservatrice plus qu’économique. « A-t-il seulement quelque chose à proposer en la matière ? », se demandent même ses détracteurs, incrédules.

Pourtant le parti affirme à qui veut bien l’entendre qu’il a toujours été un parti économiquement libéral, et qu’il ne bouleversera pas en profondeur le modèle économique tunisien, si ce n’est par des changements cosmétiques avec la promotion du secteur finance islamique.

Concrètement, trois mini évènements ont attiré notre attention en cette période post-électorale, qui, mis côte-à-côte, font sens. Deux d’entre eux impliquent Hamadi Jebali, numéro deux du parti, appelé à devenir numéro 1 au prochain 9ème Congrès de janvier, et surtout premier ministrable, enclin à réconcilier la droite religieuse avec celle des affaires.

Multiplication de signaux d’apaisement en direction du patronat

Le premier, passé assez inaperçu, c’est l’apparition le 1er novembre dernier du très controversé Kamel Letaïef aux côtés de Jebali lors d’un dîner de gala organisé par l’ambassadeur algérien à Tunis, à l’occasion du 57ème anniversaire de la Révolution du 1er novembre.

Véritable symbole de l’ère Ben Ali, le milliardaire est connu pour ses liens étroits avec l’ex président dont il partage les origines sahéliennes. A la tête d’un véritable empire hôtelier, il emploie des dizaines de milliers de travailleurs du secteur. Une rencontre qui, selon nos sources, montre que tout passe encore par Letaïef à Sousse en tout cas, où nul ne peut se permettre le luxe de le court-circuiter.

Plus récemment encore, Ennahdha a appelé les professionnels du tourisme tunisien à débattre sur l’avenir du même secteur, hier jeudi 10 novembre à l’hôtel Acropole, dans le quartier huppé des Berges du Lac de Tunis. Mais là où le parti a le plus surpris l’assistance et la presse nationale et internationale, c’est en invitant aussi Hédi Jilani, l’ex patron des patrons chef de l’organisation patronale (UTICA) et figure clé là aussi de l’ancien régime. Assis au premier rang, l’homme qui, dès le lendemain de la révolution, a été défendu par Abdelfatteh Mourou, ex d’Ennahdha et fondateur du parti, affichait un sourire serein, comme si de rien n’était.

Enfin, nous avons appris hier jeudi que la très active Chambre des Jeunes Dirigeants (CJD), pour son « Round final de la série de rencontres avec les partis politiques », invitera demain samedi en « special guest » Hamadi Jebali, décidément très sollicité par les entrepreneurs qui ne s’y sont pas trompés, s’agissant d’anticiper sur les liens privilégiés avec les nouveaux hommes forts du pays.

Politiquement enfin, dans un entretien accordé aux médias locaux jeudi 10 novembre, Samir Dilou a levé le voile sur l’état d’avancement des négociations en cours, en vue de la formation d’un nouveau gouvernement d’union nationale. Selon le porte-parole d’Ennahdha, Abdelkrim Zbidi, ministre de Défense, est pratiquement certain d’être maintenu à son poste, dans un souci manifeste d’apaisement en direction d’une opinion qu’il s’agit de rassurer par rapport à un ministère régalien hautement sensible.

Si les sympathisants nahdhaouis appartenant aux classes moyennes et aisées restent plutôt dans l’expectative, silencieux face à ces agissements en coulisses qu’ils n’ignorent pas, la base la plus défavorisée ayant voté Ennahdha commence à montrer des premiers signes d’agacement. Certains nous confient même se sentir trahis. Ils seront eux aussi l’un des enjeux majeurs à contenir pour la période à venir, impatients qu’ils sont soit de trouver un emploi, soit de redescendre dans la rue, voire de « reprendre le maquis » contre un parti pour lequel ils ont eux-mêmes voté.

Seif Soudani