Tunisie. Ennahdha adopte l’ex article 1 de 1959, signification et portée d’un évènement majeur

 Tunisie. Ennahdha adopte l’ex article 1 de 1959, signification et portée d’un évènement majeur

Rached Ghannouchi a affirmé hier lundi que sa décision a été motivée par le suivi attentif du débat national sur la question de la mention de la charia dans la Constitution. Photo Fethi Belaïd / AFP.


C’est sans doute l’évènement le plus important depuis les élections de la Constituante en Tunisie. En adoptant l’article 1 de l’ex Constitution de 1959, Ennahdha débloque une situation de marasme constitutionnel, met fin à une guerre larvée entre deux Tunisies et assène un revers à son aile droite et une partie de sa base populaire. Mais en amorçant ainsi réellement sa réforme, le parti provoque un débat passionné qui n’en finit pas d’agiter la classe politique. (Photo AFP)




 


Le communiqué publié dans la journée d’hier lundi est on ne peut plus clair. A l’issue de la réunion de ses plus hautes instances les 24 et 25 mars, « le Mouvement Ennahdha s’engage à respecter le contenu de son programme électoral en général, et en particulier le fait que « la Tunisie est un pays libre et souverain, sa religion est l’Islam, sa langue est l’arabe, son régime la République et sa priorité est la réalisation des objectifs de la révolution. » »


Le communiqué précise ensuite qu’Ennahdha est « un parti à référentiel islamique » qui s’emploie à « respecter les fondements de la nation tunisienne, les enseignements et les valeurs de l’islam en tête, ainsi que sa richesse civilisationnelle ».


Surtout, le texte conclut en concédant que cet article 1 est « clair, fait l’objet d’un consensus parmi toutes les composantes de la société, préserve l’identité arabo islamique de l’Etat tunisien, tout en affirmant son caractère civil et démocratique ».


Le communiqué se termine par un verset du Coran incitant à honorer ses promesses.


Convoquée dans la foulée, la conférence de presse donnée par Rached Ghannouchi, Sahbi Atig et Fathi Ayadi étonne même par le franc-parler des intervenants.


Tandis que lors du même exercice, un mois plus tôt, le leader du parti nous avait semblé infiniment précautionneux et rechignant à prendre clairement position, cette fois, il affirme que sa décision a été motivée par le suivi attentif du débat national sur la question de la mention de la charia dans la Constitution.


Ce qui constitue en soi un aveu que la ligne du parti islamiste rompt avec une pensée dogmatique pour prendre en compte désormais les dynamiques socio-politiques.


 


Un séisme politique 


Quelles sont les significations et les conséquences directes d’une telle décision ? D’abord il s’agit d’une évolution majeure, concrète cette fois, vers le statut de parti politique civil. Tenté par une volte-face droitière et populiste au lendemain de son succès électoral, Ennahdha aura longtemps hésité, tergiversé, mais n’a pas cédé au final aux demandes de son aile droite.


La ligne prônée par les fondamentalistes littéralistes que sont Sadok Chourou, Habib Khedher et Habib Ellouze a perdu. La présence de Sahbi Atig, un autre représentant de la ligne dure, aux côtés de Ghannouchi à la conférence d’hier lundi, était une indication en ce sens.


En se pliant non plus à la loi islamique mais aux lois de la République, en reconnaissant la primauté de la volonté du peuple, source suprême de la législation, le parti islamiste prétend devenir  un parti démocrate conservateur comme un autre.


Ameur Larayedh, membre du bureau exécutif, l’a martelé au débat télévisé d’hier soir sur la TV nationale : son parti ne reconnait pas d’autorité qui soit supérieure à celle du peuple et veut un Etat civil. Il n’y aura pas de retour en arrière sur ce point.


De fait, cela met en porte-à-faux d’abord les salafistes, plus isolés que jamais maintenant qu’ils sont les seuls à camper sur une position d’autant plus archaïque.


Mais pas seulement. Politiquement, cela isole aussi les partis qui, souvent par opportunisme, avaient parié sur la charia, tels l’UPL de Slim Riahi et Al Aridha Chaâbya de Hechmi Hamdi.


Fou de rage, ce dernier n’a pas manqué d’insulter les dignitaires d’Ennahdha sur sa chaîne privée londonienne, en accusant le parti d’avoir « trahi ses électeurs et ses militants ». L’excentrique chef d’Al Aridha comptait sur un positionnement pro charia en vue d’une alliance qui aurait pu se substituer à l’actuelle troïka, 120 sièges se seraient alors substitués à la majorité actuelle.


 


La vigilance reste de mise


Si ce courage politique des décideurs nahdhaouis permet de désamorcer la crise au sein des commissions chargées de la rédaction de la Constitution et leur permet d’entamer enfin le travail de rédaction sans l’épée de Damoclès du vote sur leur tête, d’un point de vue sociétal, rien n’est encore joué.


Lors de sa conférence de presse, Rached Ghannouchi a invoqué deux réserves principales ayant déterminé sa prise de décision finale. La première est que le concept de charia était devenu beaucoup trop chargé en sèmes à connotation négative, « associé au terrorisme notamment et aux châtiments corporels ». Nous sommes donc ici en présence d’une rhétorique purement sémantique.


La deuxième, c’est que, selon lui, ceux qui tiennent à tout prix à faire figurer la charia dans la future Constitution sont attachés aux mots et à eux seuls. « Peu importent les mots, l’essentiel est l’esprit des lois », a-t-il insisté.


De la même façon, ceux qui aujourd’hui pensent que le débat est clos, et que le pays est pour autant sauvé de toute velléité rétrograde, sont aussi des gens attachés aux mots, pour qui l’arbre de la charia cache la forêt des intentions possibles et toujours d’actualité.


Tout comme il fut possible qu’un agenda moderniste soit conduit sous un Etat régi par l’ex article 1, la possibilité qu’un agenda ultra conservateur puisse être exécuté sous le même article est plus qu’envisageable.


Et pour cause. Au moins deux points sont éludés du discours des caciques du parti. On omet de parler en effet du fait qu’Ennahdha gardera une certaine marge de manœuvre à travers le haut conseil des fatwas dont il appelle la création de ses vœux. Selon la latitude et les pouvoirs qui lui sont donnés, cet organe pourra biaiser les choses à travers des imams qui légifèreront sur les libertés et la censure de tout ce qui n’est pas conforme à la loi islamique.


Plusieurs voix s’élèvent ensuite pour rappeler que l’ex article 1 n’est rien sans les ex articles 5 et 8 de la même Constitution de 1959, qui garantissent « les libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante » et « les libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et d’association et le droit syndical ».


 


Une victoire en demi-teinte


Cela dit, les progressistes auraient tort de bouder cette détente. Les juristes constitutionnalistes le savent bien : en matière constitutionnelle, chaque mot d’une loi fondamentale compte et pèse de tout son poids sur le droit et la Justice.


En Tunisie, en cette très délicate phase de la transition démocratique, tous les ingrédients d’une quasi guerre civile étaient réunis tant la polarisation était devenue forte entre le camp moderniste et celui de l’islam politique radical. Ennahdha avait les moyens politiques et probablement une majorité suffisante à l’Assemblée pour imposer ses vue d’après élections, mais ne l’a pas fait.


Manœuvre ou pas, c’est quoi qu’il en soit une victoire des démocrates : la détermination des progressistes a finalement payé, la confrontation potentiellement violente n’aura pas lieu, et l’on ne peut que s’en réjouir. Reste que ce tournant historique est aussi une leçon de politique : en matière d’idéaux, quand on n’avance pas on recule.


Maintenir la pression et la mobilisation pour un statu quo sur un article 1, lui-même problématique en raison de tous ceux qu’il exclut, ne sera peut-être plus suffisant demain pour éviter d’aller vers toujours plus d’identité et moins d’universalisme.


Seif Soudani