Tunisie – Ennahdha, à l’épreuve des déclarations politiquement peu correctes de ses dirigeants

 Tunisie – Ennahdha, à l’épreuve des déclarations politiquement peu correctes de ses dirigeants

Lors d’une cérémonie populaire à Sousse

Chez Ennahdha, en cette période post-électorale, le temps des rassurantes précautions sémantiques semble révolu. C’est du moins ce qui ressort des déclarations publiques d’un certain nombre de ténors du parti islamiste au lendemain des élections de la Constituante. Des déclarations décomplexées qui commencent à inquiéter beaucoup de Tunisiens, tant elles contrastent avec le volontarisme réformiste et consensuel affiché par le programme officiel du parti.

Il y a d’abord eu les propos ambigus de Rached Ghannouchi qui, une semaine à peine après le scrutin du 23 octobre, laissait entendre que certains acquis propres à la Tunisie comme l’interdiction de la polygamie et l’adoption (à laquelle il préfère la « kafala ») n’étaient pas à l’abri d’une mise en conformité avec la charia islamique.

Il y a eu ensuite les déclarations à teneur très puritaniste de l’égérie du parti, Souad Abderrahim, à propos des mères célibataires, « une ignominie et une honte » pour le pays selon elle, auxquelles elle ne reconnait aucun droit ni statut légal.

Des propos qui ont provoqué une importante levée de boucliers au sein de la société civile, ayant contraint l’intéressée depuis à une mise au placard, histoire de se faire quelque peu oublier.

Mais c’est à une toute autre dimension que confinent les plus récentes bombes sémantiques lâchées par le numéro 2 du parti, Hamadi Jebali.

Lors d’une cérémonie populaire organisée dimanche 13 novembre au théâtre municipal de la ville touristique de Sousse, sa ville natale, pour « célébrer la victoire d’Ennahdha », le secrétaire général du parti n’a pas mâché ses mots pour décrire la nature « divine » de cette victoire.

Un triomphe dont les implications géopolitiques s’étendent selon lui jusqu’en Palestine, comme l’illustre la présence en invité d’honneur de Houda Naïm, militante islamiste cadre du Hamas.

Hamadi Jebali, ou l’arrogante humilité

Faisant face à l’imposant drapeau palestinien installé au milieu du décor, Jebali, dans un étonnant élan triomphaliste, a même promis : « Mes frères, la présence de la sœur palestinienne est un autre signe divin : c’est d’ici que commence avec l’aide de Dieu la libération de Jérusalem, soyez-en certains. »

Très applaudi par les militants nahdhaouis, il poursuit : « Vous êtes devant un instant historique, un instant céleste, dans un nouveau cycle civilisationnel, dans le 6ème califat islamique (al khilafa arrachidah assadissah) ».

Des propos que ne renierait pas le parti d’ultra droite Ettahrir, parti salafiste vis-à-vis duquel Ennahdha s’est pourtant employé à se démarquer tout au long de sa campagne, en se définissant comme parti civil prônant un Etat démocratique moderne.

Que penser de tels propos ? Indignés pour la plupart, les internautes tunisiens sont pour autant divisés entre ceux qui les interprètent comme étant au sens figuré de gouvernance inspirée de la sagesse des califes de l’âge d’or de l’islam, et ceux qui dénoncent le fait que « les masques tombent », s’agissant des intentions réelles totalitaires du parti une fois arrivé au pouvoir.

Il est vrai qu’un leader suffisamment populiste et déconnecté des réalités pour promettre, dans un langage belliqueux, une libération prochaine de Jérusalem, est probablement capable tout autant de vouloir décréter un califat au sens propre.

Un extrait du même discours tend à confirmer du moins une tentation hégémonique, celle d’un projet de société ambitieux.

Jebali y affirme « Le cheikh Rached (Ghannouchi) m’a confié qu’il s’était promis qu’à compter d’aujourd’hui, il irait chaque jour prier dans une mosquée différente, de sorte que nous soyons au contact de ce peuple non seulement dans les mosquées mais dans chaque coin de rue, chaque maison ».

Une frontière plus que jamais floue entre religion et politique

Face au début de polémique que ces dires ont provoqué, Samir Dilou porte-parole connu pour incarner une tendance plus modérée au sein du parti, a tenu à minimiser la portée de ce discours hier au micro de Shams FM.

« Ne perdons pas de vue qu’il s’agissait d’une réunion entre militants », a-t-il tempéré. « Ce que Jebali a voulu dire, c’est simplement que nous devions prendre exemple sur l’humilité caractéristique des califes historiques de l’islam ».

Cependant, un homme politique prônant l’humilité d’un côté et de l’autre parlant au nom du divin est-il sincèrement humble ?

Comment distinguer ce genre de discours politique d’un authentique prêche du vendredi ? Il est évident qu’à ce degré d’invocation de Dieu et de la providence dans la rhétorique politique, nous sommes en présence de frontières extrêmement ténues, voire brouillées, entre les langages politiques et religieux.

Prônant une vigilance accrue face aux récents incidents de violence verbale à l’égard des enseignants universitaires, des actes mettant en péril les libertés individuelles, le politologue Hamadi Redissi nous confiait : « Nous rentrons à présent dans une nouvelle phase : là où la phase précédente était une phase d’agression (affaire Nessma), celle à laquelle nous assistons est la phase de l’arrogance. Les islamistes de la base pensent qu’ils ont conquis la Tunisie et non pas simplement remporté des élections. Ils commencent déjà à se montrer arrogants dans la rue, dans les universités, en agressant – pour l’instant verbalement –  des étudiantes, mais aussi certaines de mes collègues universitaires femmes, sur le port du voile, la manière de se comporter, etc. »

Jusqu’ici Ennahdha avait fait preuve de mutisme face à ces évènements. Or, si même les dirigeants au sommet de la hiérarchie non seulement de leur parti mais aussi du futur Etat, affichent désormais pareille arrogance à leur tour, nul doute que leur base sera indirectement incitée à d’autant moins de retenue.

Seif Soudani