Tunisie – Élections, à qui sert le report ?

C’est désormais officiel : les élections de l’Assemblée Constituante se tiendront le 23 octobre prochain. C’est ce qu’a annoncé le Premier ministre hier mercredi 8 juin devant un Palais des Congrès comble, mettant fin ainsi à un long feuilleton émaillé de plusieurs rebondissements et dont le flou, en plus d’alimenter toutes sortes de spéculations les plus folles, aura été l’une des principales sources de l’instabilité du pays qui se nourrit essentiellement de l’incertitude ambiante, la nature ayant peur du vide.

Dans une langue simple et un tunisien dialectal imagé, fait de recours fréquents aux proverbes et à la sagesse populaire, marque de fabrique qu’on lui connaît désormais, Béji Caïd Essebsi a allié tour à tour fermeté et diplomatie conciliante, dans ce que beaucoup considèrent déjà comme un discours en forme de reprise en main de la situation par le gouvernement.

Un ton et une configuration rappelant l’ancien régime ?

C’est donc devant un parterre des grands jours, principalement composé de membres du gouvernement provisoire, de représentants de la classe politique, chefs de partis inclus, et de la société civile, que Caïd Essebsi entama ainsi ce qui était probablement l’intervention la plus capitale de son court mandat. Et tout était visiblement voulu pour conférer à l’événement, en plus du ton solennel, ne serait-ce que l’apparence du consensus, histoire de prendre à témoin tous les acteurs de la transition démocratique de la Tunisie. Une façon sans doute d’anticiper toute critique d’unilatéralisme dans la décision.

« ONU, organismes internationaux, experts et spécialistes des élections, nous ont tous assuré que des élections transparentes et réellement démocratiques, aux normes conformes aux standards internationaux, nécessitaient 22 semaines supplémentaires au minimum, sans compter le retard accumulé qu’on a pris à force de tergiverser », a-t-il insisté, pour se justifier du report des élections d’une semaine de plus, de surcroît, que la date initialement évoquée du 16 octobre. Une date inédite qui sonne comme une façon pour lui de marquer son autorité.

Mais tout le monde ne semblait pas pour autant ravi de la convocation. C’est ainsi que le Premier ministre fut interrompu à deux reprises par des mécontents qui ne manquèrent pas (pour l’un d’eux du moins) de bruyamment manifester leur désapprobation, une double interruption en plein discours qui soulève immanquablement la question, inquiétante et pour beaucoup symptomatique, d’une certaine défiance systématique désormais de toute forme d’autorité, jusqu’au sommet de l’Etat.

Quelques heures plus tard, certains ténors de l’opposition au gouvernement transitoire ont fustigé la méthode employée, à l’image de Moncef Marzouki, chef du CPR, intervenant à la radio pour dénoncer un ton selon lui « indigne de la Tunisie post révolutionnaire » qui nécessiterait « un consensus plus large en l’absence de toute légitimité populaire ».

Les institutions d’abord, la contestation ensuite

Mais à mesure que le Premier ministre avançait dans cet assez long discours, le report de l’échéance électorale n’apparaissait plus qu’un prétexte à développer d’autres thèmes qui cette fois semblaient bien constituer le cœur de son intervention : En somme, nous avons « touché le fond » a-t-il lancé, manifestement très préoccupé par l’état alarmant de l’économie.

Aussi a-t-il sifflé la fin de la récréation, non sans un certain autoritarisme : « le pays ne peut plus se permettre le luxe de tant de sit-in et de grèves à répétition pour des demandes individuelles, en ces temps d’extrême fragilité ». Pour se justifier de son ton d’une fermeté inédite depuis la révolution, il est notamment revenu sur la situation qu’il a qualifiée de  désastreuse du secteur touristique sinistré cette année et faisant vivre pas moins d’1 million de tunisiens, du million de dinars que coûte chaque jour de sabotage des chemins de fer à l’économie, et autres paralysies des secteurs subissant des grèves par émulation, au moment où des sacrifices sont plus que jamais nécessaires pour sortir de la crise. Un message adressé vraisemblablement aussi à Abdesslem Jrad, numéro un de l’UGTT, principale centrale syndicale, présent dans l’audience.

Puis, face aux critiques essuyées à la suite de la réunion des pays donateurs du G8, il est aussi revenu sur les prêts accordés sur le G8 «  rien n’est encore définitif » a-t-il fait remarquer, et  « nous avons pris en compte l’endettement préexistant du pays, nous ne sommes pas fous ! » a-t-il lancé d’un ton irrité, avant d’ajouter « nous n’avons pas vendu le pays, si c’est ce que d’aucuns ont pu faire croire, il n’est pas à vendre ! ». Il s’agissait en effet d’emprunter à des taux exceptionnellement préférentiels, les pays du G8 étant soucieux d’accompagner la relance dans les pays qui comme l’Egypte et la Tunisie ont choisi un cheminement vers des gouvernances démocratiques.

Il y a eu augmentation respectivement des deux salaires minimaux industriels et agricoles malgré les difficultés économiques, a-t-il enfin rappelé, avant de prévenir qu’en l’état actuel des caisses de l’Etat, il était dans l’impossibilité de faire davantage.

Si la Tunisie, au lendemain de ce discours, déterminant pour son avenir à plus d’un titre, se réveille plutôt apaisée aujourd’hui et sans troubles majeurs, rien n’est encore joué et on saura dans les jours à venir le degré d’approbation ou non de la nouvelle date, un report aussi conséquent n’étant pas du goût de tout le monde. En effet, ce sont certainement les plus gros partis, à l’image d’Ennahdha et du PDP, qui ont le plus à y perdre, eux qui comptaient profiter de l’impréparation et de la désorganisation du reste du paysage politique, essentiellement composé de micro partis insignifiants à l’heure actuelle, et qui pèseront plus lourd au terme d’une campagne de presque 5 mois au lieu de quelques semaines à peine.

Et c’est donc clairement la démocratie qui sort grande gagnante de ce précieux laps de temps qui sera à n’en pas douter investi pour aller dans le sens de davantage de pluralisme, en mettant à l’abri le pays d’un bi-partisme pouvant faire le jeu de formations soit préexistantes, soit misant sur l’exploitation, dans l’urgence et la précipitation, des pulsions identitaires et religieuses à la faveur d’un vote réflexe, motivé par la protestation, à défaut d’un programme et d’une vision politiques.

Seif Soudani