Tunisie – De la dictature de la méritocratie à celle de la «militocratie» ?

 Tunisie – De la dictature de la méritocratie à celle de la «militocratie» ?

Le poste de président par intérim aura finalement été le plus âprement disputé

Un communiqué suscitant assez peu la curiosité des Tunisiens doit être rendu public dans les toutes prochaines heures au siège tunisois d’Ennahdha. Signé par les trois parties concernées, il devrait annoncer ce qui, d’ores et déjà, est un secret de polichinelle pour tout le monde : la répartition de ce qu’il est désormais convenu d’appeler « les 3 présidences », ainsi que des plus importants portefeuilles ministériels.

Au terme de longues tractations de quasiment un mois après les élections du 23 octobre, la présidence de la République reviendrait donc à Moncef Marzouki, secrétaire général du Congrès Pour la République, le Premier ministère à Hamadi Jebali d’Ennahdha, et la présidence de l’Assemblée nationale constituante (ANC) à Mustapha Ben Jaâfar d’Ettakatol. Juste à temps avant la séance inaugurale de l’ANC prévue pour demain mardi 22 novembre.

Et pour cause : cette séance devrait voir le dépôt officiel des candidatures des trois hommes. Une formalité en somme. Qu’à cela ne tienne, Samir Ben Amor du CPR essayait de rassurer l’opinion ce weekend : « Le trio en question n’est qu’une proposition. Elle sera faite à la nouvelle assemblée qui devra la confirmer ».

Or, nul n’ignore que les trois formations concernées disposent du nombre de voix largement suffisant à un vote majoritairement pour.

Un processus peu démocratique

Réalisant que ce ballet des chaises musicales des nominations est un processus finalement peu démocratique qui leur échappe, certains Tunisiens ont choisi d’en rire, à l’image d’un blogueur qui commentait, cynique, cette actualité, en soulignant que « c’est la 4ème fois dans l’Histoire de la Tunisie qu’un président s’autoproclame président sans être élu par le peuple ».

Il est vrai qu’avec à peine 13% des voix pour son CPR et 29 des 217 sièges de l’ANC, Marzouki ne jouit pas d’une légitimité populaire rendant évident le fait que la présidence de la République lui revienne de droit. De surcroit pour une période indéterminée.

Cela coule d’autant moins de source que l’intéressé affirmait haut et fort dans son blog vidéo, fin 2010, que la présidence de la République ne l’a jamais intéressé, et qu’il est même « pour la suppression de cette fonction qui rend enclin à toutes les dérives autoritaires ».

Mais en politique, il semble qu’il n’y ait décidément que les imbéciles qui ne changent pas d’avis : le poste de président par intérim aura finalement été le plus âprement disputé, Marzouki ne voulant y renoncer sous aucun prétexte.

Cela dit, le fait qu’Ennahdha, première force politique du pays, ait tenu à sécuriser d’abord le Premier ministère, confirme que l’on se dirige vers un régime parlementaire comme le souhaite précisément le parti islamiste, ce qui limiterait les prérogatives d’une institution de la présidence de la République jadis omnipotente.

La revanche des militants historiques

Une autre vidéo datée de la même période pré révolution en dit long sur la conception marzoukienne du mérite en politique. Pour lui, tout ne serait qu’affaire de détermination dans l’activisme.

Ainsi l’homme de gauche porte en véritable héros Sadek Chourou, un des leaders islamistes historiques les plus radicaux d’Ennahdha, dont il loue l’abnégation à camper sur ses positions durant 14 années d’emprisonnement sous l’ère Ben Ali.

En Tunisie, un principe officieux préside à la distribution des postes de responsabilité au sein de la plupart des partis historiques d’opposition depuis la révolution : le principe dit de la « priorité de la militance » (Al istihkak annidhali), selon lequel les militants ayant le plus souffert et sacrifié sous l’ex dictature soient prioritaires à niveau de compétence égal, voire inférieur à d’autres prétendants.

Aujourd’hui, Marzouki, Ennahdha, et même Ettakatol arrivé qu’en 4ème position lors des dernières élections, en se partageant le gâteau du pouvoir à huis clos, portent ce principe en vérité absolue.

Tout discours appelant à privilégier des technocrates neutres et compétents en cette période de transition cruciale pour le pays, est devenu inaudible par cette classe politique de la « militocratie ». Pire, c’est un discours qui expose ses détenteurs à être taxés de contre-révolutionnaire.

N’ayant pas perdu de vue l’essentiel, l’inscription dans la future Constitution d’un certain nombre d’acquis modernistes d’une part et de demandes nées de la révolution d’autre part, la dynamique société civile tunisienne entend déjà faire pression dès demain mardi en planifiant un rassemblement géant devant l’Assemblée du Bardo.

Des citoyens ordinaires comptent y faire entendre leur voix pour recentrer les débats de l’ANC sur ce qui compte réellement pour la période à venir, à l’abri des égos et des calculs politiciens.

Seif Soudani