Tunisie. Constitutionnalisation de la charia : Rached Ghannouchi refuse de se prononcer
Le Courrier de l’Atlas a été invité parmi d’autres médias par le parti Ennahdha à une conférence de presse dont la tenue a été décidée à la dernière minute, ce matin jeudi dans ses locaux réaménagés de l’Ariana. Son chef aux sorties médiatiques rarissimes a clarifié les positions du parti sur un certain nombre de sujets, devenus beaucoup trop polémiques pour pouvoir garder le silence.
Adoptant un style télégraphique, le texte de l’invitation invoque laconiquement quelques remaniements au sein du parti, ainsi que la situation politico-économique du pays, comme les deux principales thématiques qui seront débattues en présence de Rached Ghannouchi.
Cela a sans doute de quoi intriguer les plus crédules, les sorties du numéro 1 d’Ennahdha étant un évènement plutôt rare avant les élections, et carrément sans précédent depuis le début des travaux de la Constituante.
Très vite nous réalisons le caractère anecdotique des remaniements, Ghannouchi entrant d’emblée dans le vif du sujet, visiblement pressé de passer aux questions des journalistes. Nous comprenons que la conférence a été précipitée par les dernières tensions sociales qui s’accumulent et sont autant de dossiers épineux rendant le pays quasi ingouvernable.
Charia : Ghannouchi fait durer le suspense
Nous en profitons pour poser à celui que l’on qualifie de nouvel homme fort du pays la question qui occupe tous les esprits, au moment où l’Assemblée tarde à se pencher sur le préambule de la Constitution : « Quelle est la position officielle d’Ennahdha par rapport à une mention de la charia comme source de la législation dans la nouvelle Constitution ? »
La réponse nous a plutôt laissé sur notre faim : Ghannouchi esquive partiellement la question, en se contentant de préciser que le parti n’a pas encore pris de décision définitive sur la question à l’heure qu’il est.
Il choisit d’adopter le ton de l’interrogation oratoire : « Devons-nous nous contenter de l’ex article 1 qui porte sur l’identité (arabo-islamique) de la Tunisie, où faut-il expliciter que toute loi contraire au texte coranique sera inconstitutionnelle ? En tous les cas, même Bourguiba qui était connu pour sa tendance laïque s’est plié à l’impératif du respect du Coran, chaque fois qu’il s’est heurté à un texte sacré univoque ».
Que peut-on déduire d’une telle déclaration ? En réalité tout et son contraire : Ghannouchi peut être ici en train de préparer les esprits à une mention de la charia, en rappelant que même les hommes les plus irréligieux ont fait preuve de souplesse par le passé.
Mais il peut tout aussi bien vouloir dire par là qu’une mention constitutionnellement plus explicite de la charia importe peu, tant qu’il y a un consensus chez les législateurs sur la question de la primauté de la loi islamique.
Quoi qu’il en soit, le fait même qu’il ne soit pas en mesure de prendre clairement position, alors que les commissions de l’ANC sont constituées depuis 2 semaines, est plutôt le signe que c’est l’aile dure incarnée par Habib Khedher et Sadok Chourou qui est en passe d’imposer ses vues sur la question.
Ennahdha contraint de jouer la carte de l’apaisement
Il s’est en revanche exprimé plus longuement sur les visites à répétition de prédicateurs salafistes étrangers. Sa réponse fut une surprise pour l’audience. Il s’est avéré notamment bien plus hostile à leur venue qu’un Abdelfattah Mourou.
« Tout ceci n’est que le résultat d’une pensée islamique tunisienne qui ne s’est plus renouvelée depuis trop longtemps. On a fait fermer cette institution qu’est la Zitouna, qui hier était à l’avant-garde de l’exportation de l’islam aux autres pays de la région. Pas étonnant qu’étant à la traîne, le pays devienne aujourd’hui l’hôte de n’importe qui, de gens médiocres », a-t-il regretté, tout en imputant cette situation à ce qu’il a appelé « la répression féroce des extrémistes laïques qui ont même interdit la prière, les barbes et le voile ».
Répondant à la question plus délicate de l’implication présumée d’éléments isolés des jeunesses d’Ennahdha dans les récents heurts avec des militants syndicaux de l’UGTT, il a tenu à faire un rappel historique de l’action de l’UGTT qu’il a glorifiée et qualifiée d’ « institution honorable qu’on ne saurait insulter ».
Pour autant, il a refusé de condamner les contre-manifestations émanant de la base du parti, en insistant sur le fait que le droit de manifester était l’un des acquis de la révolution.
Répondant aux accusations d’ingérence dans les affaires de la Syrie, le prochain sommet des « Amis de la Syrie » se tenant à Tunis suite à une proposition du gouvernement de transition, il a rappelé que la Ligue Arabe restait un acteur majeur dans les négociations en cours et qu’elle co-présidait le sommet.
Il a enfin longuement défendu le Qatar, son rôle dans le redressement économique de la Tunisie, et l’a même qualifié de « partenaire de la révolution tunisienne ». Fait troublant, c’est le chef du bureau d’Al Jazeera TV qui ce matin gérait toute la logistique de la salle, prétextant une diffusion en direct de la conférence.
C’est un leader islamiste sous pression qui a fait montre ce jeudi matin d’un exercice de communication globalement maîtrisé et très au point. Le congrès du parti se tiendra en juillet prochain a-t-on appris, et même s’il a réitéré son souhait de ne plus être candidat à sa propre succession, il a aujourd’hui laissé la porte entrouverte : « Le congrès reste maître de sa décision », nuance-t-il désormais : celle de vouloir reconduire qui il voudra…
Seif Soudani