Tunisie – Affaire Chebbi / Elwafi : de l’interview houleuse au règlement de compte
Une insoutenable cacophonie. C’est ce qui ressort de quasiment deux heures d’interview samedi soir d’Ahmed Nejib Chebbi par Samir Elwafi, apprenti Ardisson local. En voulant verser dans « l’impertinence et l’irrévérence » comme le veut le concept de son émission « Al Saraha Raha », ce dernier aura donné à voir le pénible spectacle d’un journalisme clairement biaisé, surtout si on le compare avec le traitement de faveur auquel avait eu droit Rached Ghannouchi, reçu en grande pompe une semaine plus tôt sur le même plateau. Mais ce qui aurait pu s’arrêter à un incident télévisuel est en train de dégénérer en affrontement à distance d’une rare violence.
Il n’aura pas échappé aux observateurs du paysage audiovisuel tunisien que la chaîne privée Hannibal TV accumule depuis sa création en 2005 toutes sortes de clichés populistes. De la mégalomanie de son fondateur Larbi Nasra, magnat des médias au passé opaque, aux revirements à 180 degrés de ligne éditoriale, en passant par le slogan arboré depuis la révolution sous son logo de « voix du peuple », la chaîne ne recule devant rien pour faire de l’audience.
Dernier dérapage en date, celui de son animateur vedette Samir Elwafi, connu pour avoir fait de son ton provocateur un véritable fonds de commerce. Sauf que les téléspectateurs ont compris samedi dernier que la provoc’ pouvait être à géométrie variable selon les invités.
Reçu une première fois il y a quelques mois avec des honneurs dignes d’un chef d’Etat, Rached Ghannouchi était reçu une seconde fois fin octobre avec toujours plus d’égards de la part du président de la chaîne, qui à chaque fois a voulu marquer le coup en l’accueillant lui-même, solennellement, avant d’entrer sur le plateau de l’émission, relativement et exceptionnellement complaisante avec le leader islamiste. Celui-ci a même droit à un « sidna al cheikh » (« notre vénérable seigneur ») de la part d’un Larbi Nasra ne tarissant pas d’éloges et de révérences devant ce qu’il semble déjà considérer comme l’homme fort du pays.
Accueil minimal et traitement indigne
D’emblée le contraste en termes d’accueil était saisissant samedi avec un Ahmed Néjib Chebbi, leader du Parti Démocrate Progressiste, n’ayant droit qu’au présentateur en guise d’hôte, avant de passer directement à la salle de maquillage. Ici, point de salon d’honneur ni de tergiversations pré émission : on passe directement sur le gril.
L’émission en elle-même n’a laissé aucun doute quant au parti pris de la chaîne. D’attaques en insinuations, le ton est très vite monté entre les deux hommes, laissant place à un simulacre d’entretien plus proche du défoulement sur un Chebbi déjà meurtri par le camouflet de sa cuisante défaite électorale (17 sièges seulement glanés à la Constituante).
Véritable mitraillage d’une ambulance, le reste est une succession d’interruptions et de prises de parole intempestives pour calomnier un invité qui, s’il s’en tire mieux que d’autres, est systématiquement en difficulté pour répondre.
Le cœur de l’émission a consisté en un passage en revue de toutes sortes de rumeurs, souvent déjà démenties et prouvées fausses, concernant des liens présumés entre le PDP et l’ex RCD dissous. C’est là qu’à plusieurs reprises Chebbi perd son sang-froid et laisse voir des lacunes de communication et une susceptibilité exacerbée.
Une prestation qui aurait pu être meilleure s’il avait fait preuve d’assez de retenue lui-même pour ne pas tomber dans des pièges souvent grotesques. C’est sans doute toute la classe politique en Tunisie qui manque encore d’expérience en l’absence de débats politiques durant plusieurs décennies.
Un second round inattendu sur le web
Aussi grand soit-il, le malaise encore perceptible à la fin de l’épreuve de l’émission ne pouvait laisser présager de la suite des hostilités, portées cette fois sur les réseaux sociaux à la surprise des internautes tunisiens.
Les utilisateurs de Facebook découvrent en effet stupéfaits que 48 heures après l’émission, l’animateur consacrait sa page officielle hier lundi à vilipender son invité avec toujours plus de véhémence et de rancune. Comme si l’émission n’avait pas suffi, il continue d’accuser Chebbi de « haine gratuite à l’égard d’Ennahdha » et de taxer son parti de « nouvel RCD aux pratiques dictatoriales ».
La page est supprimée le soir-même par Facebook suite au signalement pour diffamation de la part de militants du PDP qui livraient de leur côté une guerre par images interposées, en révélant que le présentateur lui-même avait reçu une décoration de la part du RCD.
L’animateur décidément teigneux doit se résoudre à créer un nouveau compte pour continuer à sévir dans le même registre calomnieux et partisan, au mépris de toute éthique journalistique.
Cet épisode repose le problème de l’absence en Tunisie d’une vraie autorité de régulation des médias. La chaîne aurait alors sans doute subi des sanctions, s’agissant de débats politiques dans lesquels les chaînes TV doivent préserver un minimum de neutralité. En attendant, pour peu qu’ils soient assez serviles pour cela, des animateurs auront le champ libre pour exécuter des instructions d’une hiérarchie cachant mal un agenda politique.
Seif Soudani