Tunisie. Affaire Attounissia : le nouveau pouvoir choisit la confrontation avec les médias
L’affaire Nasreddine Ben Saida, ce PDG du quotidien Attounissia placé en détention préventive pour une malheureuse photo, n’en finit pas de défrayer la chronique en Tunisie. Une sortie de Samir Dilou à ce sujet est passée relativement inaperçue. Pourtant le porte-parole du gouvernement s’y prête à une attaque en règle contre l’ensemble des médias « non alignés », dans une escalade sans précédent lourde de sens. Décryptage.
Rappel des faits : Un mandat de dépôt a été délivré jeudi 16 février à l’encontre de Nasreddine Ben Saïda, directeur de la rédaction du journal Attounissia. Son rédacteur en chef et un journaliste ont, quant à eux, été relâchés. Ces trois journalistes avaient été arrêtés et mis en garde à vue dans les services de protection des mœurs à Bouchoucha pour avoir publié une photo considérée comme pornographique.
Le quotidien y reproduisait en une la couverture du magazine allemand GQ. On y voit le footballeur allemand d’origine tunisienne Sami Khedira y poser avec sa compagne mannequin, dénudée.
Ce dernier s’est dit profondément attristé en apprenant le tollé que sa photo a provoqué dans le pays. Lundi, Ben Saida entamait une grève de la faim pour protester contre sa détention.
Mardi, la Fédération Internationale des Journalistes adresse une lettre aux 3 présidences tunisiennes, dans laquelle elle exige la libération de Ben Saida dont l’arrestation « prouve qu’il existe toujours en Tunisie des forces opposées à l’avènement d’un journalisme indépendant », selon la FIJ.
La tentation de l’ordre moral, symptôme d’une révolution inachevée
Sans entrer dans le débat non pertinent du caractère pornographique ou non de la photo incriminée, rien ne saurait motiver la mise en détention préventive d’un directeur de rédaction, en attendant les résultats d’une enquête, dans la mesure où il est évident qu’en état de liberté, il ne représente aucun danger immédiat pour la société.
Mais il y a autour de l’affaire Attounissia un malaise plus profond que le seul problème de la détention injuste et injustifiée de Ben Saida. La loi en vertu de laquelle ont agi le juge d’instruction et le procureur de la République date de l’ère Ben Ali.
Reporters Sans Frontières a condamné à juste titre le recours au code pénal alors même que le nouveau code de la presse vient d’entrer en vigueur et prévoit dans son article 13 qu’un journaliste « ne peut être poursuivi pour son travail à moins que la violation des dispositions du présent décret-loi ne soit prouvée ».
Pourtant, les poursuites ne se fondent pas sur ce texte mais sur l’article 121 paragraphe 3 du code pénal (ajouté par la loi organique n° 2001-43 du 3 mai 2001, portant modification de l’ancien code de la presse). Il stipule que « sont interdites la distribution, la mise en vente, l’exposition aux regards du public et la détention en vue de la distribution, de la vente, de l’exposition dans un but de propagande, de tracts, bulletins et papillons d’origine étrangère ou non, de nature à nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
« Le fait de présenter les délits de presse comme des délits de droit commun rappelle de manière inquiétante les machinations politico-administratives employées sous Zine El-Abidine Ben Ali afin de condamner des journalistes et museler les médias », dénonce RSF.
Jusqu’ici, le nouveau gouvernement n’ayant pas pris position, la plupart des journalistes étaient restés dans l’expectative, sans savoir à qui s’en prendre pour défendre leurs confrères : une volonté politique n’était pas clairement établie derrière l’action du pouvoir judiciaire.
C’est désormais chose faite avec la sortie publique de Samir Dilou lors d’un meeting d’Ennahdha lundi à Bizerte. Il y prend position, officiellement, et choisit la fuite en avant.
Déclaration de guerre imprudente en direction des médias
Premier constat surprenant : le porte-parole du gouvernement, qui est aussi ministre, rompt avec l’engagement qu’avaient pris tous les membres du gouvernement de ne plus s’exprimer à titre partisan.
Le cadre choisi, ainsi que la teneur de ses propos, très menaçants, axés sur la défense de la ligne rouge du « respect des choses sacrées propres à la civilisation arabo-islamique » sont en soi un aveu de faiblesse : celui d’avoir été contraint à partir à l’offensive dans une guerre à l’issue incertaine et potentiellement lourde de conséquences pour le nouveau pouvoir.
Si hier la répression se faisait en vertu de la pensée unique pro régime, une nouvelle répression, au nom de la religion et de l’ordre moral, serait tout aussi autoritaire et perçue à raison comme une dérive répressive présentant exactement les mêmes aspects, en s’attaquant d’abord au 4ème pouvoir, à la liberté de la presse.
« Ne croyez pas que nous resterons inactifs face à cette presse médisante qui a recours à la nudité pour faire vendre », menace-t-il, tout en établissant une distinction entre les « bons journalistes honorables » et les « mauvais ».
Une ingérence caractérisée dans ce corps de métier, venant de surcroît de la part d’un ministre des Droits de l’homme censé être le garant des libertés individuelles, apparaissant comme plus pudibond que démocrate.
Selon un contre sens tout aussi flagrant, Dilou s’est par ailleurs lancé dans une tirade de relativisation dont sont très coutumiers les régimes autoritaires, consistant à insister sur le fait que « la liberté n’est jamais totale », un leitmotiv du pouvoir chinois notamment.
Le reste a consisté en une démonstration pleine de sophismes, dans laquelle il s’agissait d’une part d’assimiler tout son de cloche hostile au gouvernement de transition à de la propagande nostalgique de l’ancien régime Ben Ali, et d’autre part en se posant comme intouchable en tant qu’ex victime de la dictature.
L’Histoire montre qu’aucun pouvoir n’a jamais gagné une guerre contre la presse sur le long terme, et un pouvoir provisoire serait bien inspiré d’éviter toute velléité guerrière : libérés, les journalistes tunisiens se sont jurés de ne plus jamais être mis au pas. Ils ne rentreront pas dans le rang.
Seif Soudani